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Professeur de science politique à l'Université de l'État de New York à Buffalo. Spécialiste en politique américaine (institutions, Congrès, élections, partis politiques) et en méthodes quantitatives et statistiques en sciences sociales.

Université de l'État de New York à Buffalo

Droits : campagne de Cornel West pour le People’s Party

« Mon héritage est celui de la lutte à vos côtés, je me soucie de savoir quelle est votre qualité de vie, si vous avez un logement décent, un salaire décent, si en tant que femme vous pouvez prendre vos propres décisions concernant votre corps, la santé pour tous, etc. Nous nous préoccupons des personnes qui ont été repoussées aux marges de la société américaine. Nous allons dire la vérité au sujet de l’Ukraine, du Pentagone et de Big Tech, entre autres choses. » Voilà comment Cornel West se présentait en tant que candidat à la Maison Blanche le 5 juin sous la bannière du People’s Party.

Le 14 juin, le programme était certainement le même, avec une mention particulière pour la lutte contre le changement climatique cependant. Car Cornel West, socialiste, ex-professeur à Harvard et ancien allié de Bernie Sanders, changeait de parti. West rejoignait alors le Green Party. En lice pour « lutter autant contre le néofascisme que contre le néolibéralisme », on devinait les attaques à demi voilées envers les candidats des deux principaux partis politiques américains : Donald Trump et Joe Biden.

Début octobre, West fait une troisième annonce. Cette fois, plus de parti politique, le professeur socialiste devient candidat indépendant. Cornel West va-t-il créer la surprise lors de cette élection présidentielle ? Ira-t-il jusqu’au bout (c’est-à-dire novembre 2024) ou soutiendra-t-il Joe Biden ou Marianne Williamson le moment venu, lorsque les élections primaires du Parti démocrate arriveront à terme ? Les réponses d’Antoine Yoshinaka, professeur à l’Université de Buffalo.

Revue AMERICA – Vous êtes spécialiste du party-switching (c’est-à-dire des transfuges) en politique américaine. Pourquoi West a-t-il choisi de passer du People’s Party au Green Party pour ensuite choisir de se présenter sans étiquette comme candidat indépendant selon vous ?

Antoine Yoshinaka – Le mot qui me vient à l’esprit pour décrire les premiers mois de la campagne de Cornel West qu’il a annoncée en juin dernier : amateurisme. On ne sait pas vraiment pourquoi il a annoncé dès le départ une campagne sous la bannière du People’s Party, un parti sans réelle infrastructure, dysfonctionnel et « marginal, délabré et en proie à des scandales » selon le magazine américain The Nation et dont le fondateur a déjà été accusé d’agression sexuelle. C’est un mouvement né en 2017 qui n’a jamais présenté de candidats et ne possède pas une longue liste d’électeurs, de donateurs ou de soutiens politiques. Le parti n’a même pas l’avantage de donner à ses candidats l’accès automatique sur les bulletins de vote à travers le pays. Ce point est crucial car tout candidat autre que républicain ou démocrate doit surmonter le même obstacle majeur : voir son nom imprimé sur les bulletins de vote des 50 États et du District de Columbia. Et un moyen pour y arriver est de briguer la présidence sous la bannière d’un parti ayant rempli certaines conditions, ce qui n’est pas le cas du People’s Party. Je crois que c’est pour cette raison que West a décidé de changer de cap en annonçant, moins de dix jours plus tard, qu’il allait se présenter à la présidentielle comme candidat du Green Party, un parti possédant une plus longue historique, ayant réussi au fil des ans à faire élire des candidats et ayant déjà accès aux bulletins de vote dans un bon nombre d’États.

Cela dit, nous venons d’apprendre la semaine dernière que West avait décidé de simplement se présenter comme candidat indépendant. Donc on en est à une troisième annonce en quatre mois, ce qui confirme ce que je pensais depuis le début : la campagne de West nous donne l’impression qu’il n’a pas sérieusement fait ses devoirs avant de se lancer dans la course. Je ne serais pas du tout surpris s’il devait se désister d’ici l’an prochain.

Revue AMERICA – Il y a eu beaucoup de People’s Party au cours de l’histoire politique des États-Unis. Pour quels résultat ?

Antoine Yoshinaka – Le nom « People’s Party » et ses dérivés comme le Parti Populiste sont une étiquette qui a une longue historique aux États-Unis. Il y a déjà eu des époques où les tiers partis connaissaient un certain succès électoral. La fin du 19e siècle et le début du 20e siècle était une de ces époques où les mouvements populiste (à la fin du 19e siècle) et progressiste (au début du 20e siècle) avaient récolté des appuis de taille. En 1892, le candidat populiste à la présidentielle, James Weaver, avait obtenu 8,5% des suffrages et raflé 5 États totalisant 22 votes au Collège Électoral. Depuis la Guerre Civile, seuls trois autres candidats représentant des tiers partis ont obtenu plus de votes au Collège Électoral que Weaver en 1892. Quatre ans plus tard, le candidat démocrate à la présidentielle, William Jennings Bryan, obtient également l’investiture du Parti Populiste, qui par la suite va peu à peu disparaître de la scène politique.

Plus récemment, il y a aussi eu un « People’s Party » durant la décennie des années 70 mais celui-ci n’avait pas réussi à faire des percées électorales et n’avait pas fait long feu.

Revue AMERICA – Le Green Party était-il fait pour Cornel West ? Son image n’est pas forcément celle d’un candidat écologiste. On le verrait plutôt rejoindre DSA, les Democratic Socialists of America.

Antoine Yoshinaka – Cette question est moins pertinente depuis l’annonce de West d’une candidature indépendante. Mais je crois qu’au départ ce qui était attrayant pour lui n’était pas nécessairement l’étiquette écolo du parti, mais plutôt son infrastructure à la grandeur du pays, la longue historique du parti qui fait en sorte que l’étiquette est connue du public, ainsi que l’accès aux bulletins de vote qu’il donne à ses candidats.

Cela dit, West parle tout de même beaucoup de réchauffement de la planète et des inégalités engendrées par la crise climatique. La vidéo qu’il a publiée lorsqu’il a annoncé sa candidature fait mention de la « destruction de la planète. » Selon lui, c’est un enjeu moral auquel notre génération est confrontée. En ce sens, le Green Party n’était pas un mauvais choix sur le plan idéologique, surtout que parmi les partis généralement perçus de gauche, le Green Party est celui qui est probablement le mieux connu.

Le DSA, quant à lui, n’est pas un parti politique traditionnel mettant en lice ses propres candidats. C’est plutôt un groupe qui appuie les candidats de gauche prônant des positions en accord avec son idéologie socialiste. Certains membres en règle du DSA ont réussi à se faire élire au cours des dernières années, mais à chaque fois c’était sous une autre bannière politique que celle du DSA. Un candidat comme Cornel West ne se présenterait donc pas sous l’étiquette DSA. Mais comme candidat indépendant il n’est pas impossible que West puisse néanmoins obtenir officiellement l’appui du DSA en 2024, surtout s’il se revendique d’un socialisme décomplexé lors de ses discours et entrevues.

Revue AMERICA – Le fait que Cornel West fasse campagne non pas dans la primaire démocrate mais désormais comme candidat indépendant, est-ce problématique pour Joe Biden ? À la Maison Blanche, la menace est-elle prise au sérieux, comme pour Robert Kennedy Jr par exemple ?

Antoine Yoshinaka – Pour l’instant, je crois que RFK Jr pose un plus gros problème pour Biden. Comme c’est le cas avec West, Kennedy vient d’annoncer cette semaine qu’il compte se présenter comme candidat indépendant en 2024. Et à ce stade-ci on ne sait pas vraiment d’où provient ses appuis. Selon certains sondages, Kennedy irait gruger des appuis parmi les républicains. Mais selon d’autres sondages, Biden aurait moins de chances de l’emporter avec RFK comme candidat indépendant que dans une course à deux entre lui et Donald Trump. On doit reconnaître que le nom de Kennedy est encore mythique chez les démocrates et que, malgré le fait qu’il ait été répudié par des membres de sa famille, RFK a une plateforme surtout sur les réseaux sociaux et il est d’un certain attrait aux yeux des médias.

Mais là où West peut faire mal aux chances de Joe Biden, c’est au sein de l’électorat plus jeune et progressiste ainsi que chez les Afro-Américains. Ce sont là trois groupes très importants parmi la coalition démocrate. Rappelons-nous que selon les sondages à la sortie des urnes, Biden en 2020 a remporté le vote des 18 à 24 ans par une marge de 34 points et le vote des Noirs par une marge de 75 points. Si West réussit à aller gruger quelques points de pourcentage parmi ces sous-groupes, cela pourrait s’avérer fatal pour Joe Biden puisque dans plusieurs États-pivots, sa marge en 2020 n’était que de quelques milliers de votes. Et comme l’élection de 2024 s’annonce très serrée, le résultat pourrait facilement basculer d’un côté comme de l’autre, ce qui amplifie la menace provenant d’un candidat indépendant comme West qui presque assurément n’obtiendra des votes que parmi des électeurs de gauche. West ne recevra aucun appui chez les électeurs républicains. Ce sont donc plutôt les marges très serrées dans les États pivots qui donnent un frisson dans le dos de l’équipe de Biden lorsqu’un candidat comme West compte se présenter.

Revue AMERICA – Quels propos West a-t-il tenu sur la guerre en Ukraine, l’OTAN et la rivalité des Etats-Unis avec la Chine ? On suppose que les antimilitaristes voteront pour lui ?

Antoine Yoshinaka – West a longtemps tenu un discours anticolonialiste visant à réduire l’influence militaire, économique et politique de l’Empire Américain. C’est ce qui explique ses propos où il blâme les États-Unis et ses alliés de l’OTAN pour l’invasion russe en Ukraine. Il prône le pacifisme, la décolonisation, l’aide humanitaire plutôt que l’aide militaire. Ce genre de positions sont partagées surtout chez les jeunes électeurs progressistes. Mais il reste à voir si cela sera suffisant pour les convaincre de répudier Biden lors de l’élection de 2024. Car ne nous méprenons pas : la campagne de Biden ne cessera de répéter qu’un vote pour West est un vote pour Trump (ou pour quiconque sera le candidat républicain). Et ce n’est pas faux puisque West va tenter d’obtenir des votes parmi un électorat (jeune, progressiste, noir) qui autrement serait porté à appuyer les démocrates.

Revue AMERICA – West semble pris en tenaille dans une position difficile et à vrai dire peu enviable. Soit il fait une campagne au rabais, sans relief. Ses partisans radicaux le lui reprocheront certainement. Soit il fait une campagne très dynamique et réussie, ce qui ne manquera pas de susciter la colère de nombreux démocrates. Quel est son but ?

Antoine Yoshinaka – C’est une question à laquelle il est impossible de répondre avec certitude. Il n’a clairement aucune chance de remporter l’élection. Aucune avec un A majuscule. Alors, pourquoi briguer la Maison Blanche ?

Comme politologue, je suis d’avis que les acteurs politiques comme West prennent des décisions les aidant à accomplir des buts visés. Pour expliquer ce genre de décisions, il faut comprendre les objectifs. Et dans le cas des candidats indépendants comme West, la science politique nous dit que le but visé est parfois de simplement faire parler de lui (donc, des bénéfices personnels, des ventes de livres, etc.) et/ou des positions qu’il préconise sur les enjeux (donc, des buts idéologiques). Et la science politique nous démontre que face à des candidats indépendants ou de tiers partis crédibles, les candidats et partis majeurs changent parfois leurs positions pour adopter celles des tiers candidats. En d’autres mots, par le simple fait de mettre l’accent sur certaines positions hétérodoxes, West croit peut-être pouvoir forcer la main aux démocrates et à Biden pour qu’ils adoptent eux aussi ces positions. C’est une dynamique qui n’est pas sans rappeler celle qui se produit lors des primaires, alors que l’éventuel vainqueur se voit forcé d’adopter des positions prônées par ses adversaires et leurs supporteurs au sein du parti.

Revue AMERICA – Jusqu’à présent, sur les réseaux sociaux du moins, la campagne de Cornel West a pu paraître très low cost et menée plutôt en dilettante. Qu’en est-il ? Parvient-il à lever des fonds suffisants ? Est-il invité sur les plateaux télévisés des grands médias ?

Antoine Yoshinaka – Pour l’instant les grands médias ne le prennent pas au sérieux. Et je comprends un peu pourquoi. Sa campagne manque de professionnalisme. C’est effectivement très « low cost. » D’ici quelques jours, les chiffres de levées de fond du troisième trimestre vont être publiés, alors on devrait en savoir plus sur les donateurs de West, les montants qu’il a reçus, leur provenance. Je serais prêt à gager qu’il aura jusqu’à maintenant reçu des sommes minimales.

Revue AMERICA – Pensez-vous qu’il puisse récupérer tous les électeurs progressistes que Bernie Sanders a mobilisés en 2016 et en 2020 ?

Antoine Yoshinaka – Non. Bernie Sanders a mobilisé des dizaines de millions d’électeurs en 2016 et en 2020. Une campagne indépendante de West n’obtiendra pas du tout ce genre de résultats. De plus, Joe Biden en 2020 avait bien compris la leçon de 2016 : il a tendu la main à Sanders et a démontré une ouverture aux idées progressistes du sénateur du Vermont. Et tout au long de sa présidence, Joe Biden a maintenu de bonnes relations avec Bernie Sanders et celui-ci va faire campagne aux côtés de Biden, qu’il a formellement appuyé plus tôt cette année. Sanders va exhorter ses supporteurs à voter pour Biden. Sanders va donc plaider auprès des électeurs progressistes qu’il a mobilisés en 2016 et 2020 de voter pour Biden en 2024.

Revue AMERICA – Compte-t-il faire campagne jusqu’au bout ou doit-on s’attendre à ce qu’il soutienne un autre candidat, comme Joe Biden ou éventuellement Marianne Williamson, assez rapidement ?

Antoine Yoshinaka – Je ne serais pas surpris s’il devait se désister avant la fin de la campagne et offrir son soutien à Biden surtout si celui-ci prône des positions progressistes sur plusieurs enjeux.

Mais si Cornel West est motivé principalement pas son égo, plutôt que par un réel désir d’entériner des priorités progressistes ou d’empêcher Trump de revenir à la Maison Blanche, cela pourrait le convaincre de rester dans la course jusqu’au bout. Qui sait. Le genre de personnes qui se lancent dans une course présidentielle ont généralement une opinion très large de soi. Et Cornel West a toujours été type qui ne fléchit pas face aux pressions exercées contre lui, tant au plan politique que professionnel en tant que professeur plutôt hétérodoxe qui s’est souvent mis à dos les administrateurs universitaires là où il enseignait.

Revue AMERICA – Arriérés d’impôts, pension alimentaire impayée, Cornel West traîne déjà des casseroles. Il gagne pourtant bien sa vie. Quelle est sa réponse par rapport à ces révélations ?

Antoine Yoshinaka – Il offre des réponses plutôt évasives et très générales. Les faits sont clairs et nets. Il doit cet argent. Il a tenté récemment d’utiliser ses déboires à des fins politiques en disant que ça démontre que West est comme le commun des mortels : avec des problèmes financiers et des problèmes légaux auxquels il doit faire face. Il espère que cela va l’aider à propager l’image d’un candidat populiste près à se battre pour les plus faibles, les plus démunis, les laissés-pour-contre.

Revue AMERICA – En ce qui concerne le Green Party, la course à la Maison Blanche continue sans Cornel West. Le parti organise des élections primaires, exactement comme le Parti démocrate et le Party républicain. Où se tiendra la convention ? Le Green Party est-il représenté dans chaque Etat ? Quelles sont les propositions de réforme mises en avant ?

Antoine Yoshinaka – Le site de la convention du Green Party n’a pas encore été annoncé. En 2016, la convention s’est tenue à Houston au Texas. En 2020, la convention devait se tenir à Détroit au Michigan, mais elle s’est tenue entièrement en virtuel en raison de la pandémie.

Le parti a des racines dans tous les États, mais il est présentement qualifié comme parti officiel dans environ le tiers des États dont le Michigan, le Wisconsin et la Floride. Le but est de collecter le nombre requis de signatures dans le plus grand nombre possible d’États pour être représenté sur les bulletins de vote à travers le pays. En 2020, le candidat du Parti Vert figurait sur les bulletins de vote de plus de la moitié des États.

La plateforme du parti sera adoptée lors de la convention en 2024. En 2020, le parti a mis de l’avant plusieurs propositions de réformes majeures dont une réforme du financement des campagnes électorales, l’abolition du Sénat et du Collège Électoral et une protection fédérale du droit de vote. C’est un parti qui met de l’avant de grands projets de réformes ayant peu de chances d’être entérinées.

Revue AMERICA – Au niveau des petits partis, appelés également micro-partis, le Green Party est-il aussi populaire que le Parti libertarien ?

Antoine Yoshinaka – Le Green Party et le Libertarian Party sont les deux micro-partis (ou tiers partis) les plus importants aux États-Unis. Mais ils sont loin derrière les deux partis majeurs. Le Parti libertarien est plus populaire à la grandeur du pays. Son candidat en 2020, Jo Jorgensen, a obtenu plus d’un pourcent du vote présidentiel alors que son homologue du Green Party, Howie Hawkins, n’a récolté que le quart d’un point de pourcentage du vote populaire. En 2016, le candidat libertarien, Gary Johnson, a récolté plus de 3% du vote alors que la candidate du Green Party, Jill Stein, n’a obtenu qu’un pourcent du vote. Mais à l’élection de 2000, le candidat du Green Party, Ralph Nader, avait récolté près de 3% du vote et, notamment, sa popularité aurait possiblement permis à George W. Bush de remporter la présidence alors que le vote de Nader en Floride (97 488 voix) avait éclipsé la marge victorieuse de Bush (537 votes), ce qui au final aura été décisif lors de l’élection controversée de 2000.

Revue AMERICA – Merci beaucoup pour cet éclairage. On rappelle vos ouvrages parus dernièrement :

LIVRES sur la politique américaine :
Yoshinaka, Antoine. 2016. Crossing the Aisle: Party Switching by U.S. Legislators in the Postwar Era. New York: Cambridge University Press
Thurber, James A., and Antoine Yoshinaka, eds. 2015. American Gridlock: The Sources, Character, and Impact of Political Polarization. New York: Cambridge University Press

ARTICLE SCIENTIFIQUE sur le lobbying aux États-Unis :
Grose, Christian R., Pamela Lopez, Sara Sadhwani, and Antoine Yoshinaka. 2022. “Social Lobbying.” Journal of Politics 84 (1): 367-382