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Originaire des Etats-Unis. Docteur en science politique, professeur émérite de la Sorbonne Nouvelle (Paris 3).

Sorbonne Nouvelle

Revue AMERICA – La question migratoire a toujours été au cœur des débats politiques américains. En 2016 cependant, elle est arrivée en première ligne. Donald Trump a été élu en vantant l’idée de la construction d’un mur gigantesque pour lequel le Mexique était censé payer. La frontière fait presque 3200 km de long. Le mur a débuté avec George W. Bush. Combien de kilomètres supplémentaires ont été érigés ? Avec quels résultats ? Aujourd’hui, ce mur n’est pas terminé. Trump en parle-t-il toujours ?

James Cohen – En réalité, la militarisation de la frontière et la construction de barrières ou pans de mur à quelques endroits remonte aux années 1990 sous la présidence de William Clinton. Sous Bush fils, le Secure Fence Act de 2006, soutenu par la majorité des élus des deux partis, a autorisé la construction de barrières sur environ 1000 km de la frontière. Donc l’idée derrière le mot d’ordre de Trump en 2016 – « Build the Wall ! » — n’avait rien d’original.

Trump a prétendu avoir fait construire « 500 miles » (800 km) de barrières, mais en réalité seulement 80 km de ces constructions étaient nouveaux, le reste correspond à des travaux de renforcement ou de réparation de barrières déjà en place, ou à des chantiers entamés mais non achevés, laissant des traces très laides dans des zones désertiques écologiquement sensibles.

Naturellement, en tant que candidat à la réélection Trump va s’accrocher à l’image hautement symbolique du mur, il va promettre de reprendre toute la construction, entre autres promesses et menaces.

Ce à quoi on ne s’attendait pas, c’était la décision de l’administration Biden en octobre 2023 d’autoriser de la reprise de la construction de barrières nouvelles, mais, semble-t-il, déjà programmées sous Trump, sur 25 miles (40 km) de la frontière dans la vallée du Rio Grande au Texas. Pendant sa campagne présidentielle de 2020, Biden s’était engagé à arrêter toute construction.

Symboliquement, le revirement est énorme. En même temps Biden n’en assume pas toute la responsabilité : il dit ne pas avoir eu le choix puisque les crédits étaient déjà alloués à cette fin et que l’autorité lui manquait pour s’y opposer. A la question « croyez-vous à l’efficacité du mur ? », sa réponse était simplement « non » (propos tenus à la Maison Blanche le 5 octobre 2023).

Pour fournir un peu plus de contexte, il faut comprendre que le système fédéral est traversé par la polarisation politique au sujet de l’immigration. Un gouverneur frontalier de poids, G. Abbott du Texas, Républicain, s’est arrogé une autorité qu’il ne possède pas selon la Constitution pour faire installer du fil barbelé au milieu du Rio Grande, ce qui a provoqué quelques morts. R. de Santis, gouverneur de la Floride qui veut faire « plus Trump que Trump » dans le domaine de l’immigration parmi d’autres domaines, s’est servi des migrants comme des pions dans un jeu politique qui consiste à les déplacer par des vols spéciaux vers d’autres lieux situés plus au nord où on ne les attend pas – des lieux gouvernés par des Démocrates bien entendu. En somme, les Républicains – ce n’est pas en soi nouveau — ont fait de l’immigration une question un vecteur de polarisation et face à cela Biden ne veut pas apparaître comme trop « mou ».  C’est un choix qui n’est pas sans risques, qui pourrait démotiver une partie de ses propres électeurs.

Revue AMERICA – Trump a refoulé les demandeurs d’asile via « Title 42 », clause d’une loi de santé publique de 1944 qui donne au gouvernement fédéral le pouvoir de prendre des mesures d’exception pour contrôler une urgence sanitaire. La mesure est restée en place durant une partie du mandat de Joe Biden. Elle n’a expiré qu’en mai lorsque la pandémie a officiellement pris fin. Que compte faire Joe Biden à présent que « Title 42 » a expiré ? La crainte d’un afflux migratoire d’ampleur (on pense notamment aux « caravanes » de migrants) s’est-elle matérialisée ces derniers mois ?

James Cohen – Il est difficile de résumer en quelques mots la politique de l’administration Biden face aux flux de migrants et de demandeurs d’asile vers la frontière sud.  Ces flux, qui atteignent des niveaux record depuis 2022, concernent principalement des Centraméricains (Salvadoriens, Honduriens, Guatémaltèques), plus que des Mexicains, ainsi qu’un mélange d’autres nationalités latinoaméricaines, africaines ou asiatiques. Dernièrement, les Vénézuéliens ont été parmi les plus nombreux, mais, venant des Amériques il y aussi des Haïtiens, des Cubains, des Nicaraguayens, des Brésiliens. Pour donner une idée, la police frontalière (U.S. Border Patrol) est entrée en contact en 2022 avec 2,76 millions de migrants (ou réfugiés) sans papiers.

Les Républicains, qui font de l’immigration un vecteur de polarisation depuis plusieurs années – bien avant Trump – sont enclins à représenter de manière caricaturale les positions de l’adversaire. Ils tonnent contre une politique qui serait trop laxiste, de « frontière ouverte » (« open borders »), mais cette image est très exagérée. L’administration Biden a adopté plusieurs mesures visant à dissuader les migrants et les demandeurs d’asile de se présenter à la frontière. Elle n’est pas du tout laxiste en la matière ! Mais elle est plus soucieuse que Trump de la loi et des droits des migrants. Pour admettre certaines catégories de migrants, elle s’appuie sur des dispositifs qui existent déjà, notamment le Temporary Protected Status (TPS), issu d’une loi de 1990, qui accorde beaucoup d’autorité à la branche exécutive pour désigner les groupes qui en bénéficient. Actuellement il y a un peu plus de 600,000 bénéficiaires de ce statut, plus du tiers sont vénézuéliens.

Si les efforts se multiplient pour dissuader les migrants d’arriver jusqu’à la frontière, que ce soit en les obligeant à soumettre leur dossier par smartphone ou à le faire dans des centres créés dans les pays de départ etc., il n’est toujours possible légalement de refouler ceux qui sont déjà arrivés à la frontière. Beaucoup de demandeurs d’asile sont donc admis temporairement, à condition d’avoir un « sponsor » –  le plus souvent un membre de la famille vivant déjà sur place – qui les héberge et se porte garant en attendant que leur demande soit traitée (ce qui peut prendre plusieurs mois en raison des grands retards pris).

Donc oui, il y a beaucoup d’arrivées, un record, beaucoup d’endroits, frontaliers ou non, où la présence des migrants est beaucoup plus nombreuse que d’habitude. Ce qui témoigne d’un minimum de respect pour la loi de la part des Démocrates au pouvoir, mais en même temps cette présence plus nombreuse que d’habitude des migrants sans papiers alimente le discours stigmatisant de la droite à l’égard des migrants… et des Démocrates. Face à cela Biden semble avoir choisi une voie défensive, en cherchant à montrer des signes de fermeté, par peur des conséquences électorales possibles s’il ne le fait pas. 

Revue AMERICA – Une mesure appelée « Remain in Mexico » a été mise en place sous Donald Trump. Cette disposition force les demandeurs d’asile à rester sur le territoire mexicain pour introduire leur demande, ce qui est une remise en cause du droit d’asile. Joe Biden s’est insurgé contre cette pratique durant sa campagne électorale. Aujourd’hui, nous sommes en 2023, Joe Biden est président, … on constate pourtant que les demandeurs d’asile remplissent leur dossier par smartphone du côté mexicain du mur. L’administration Biden se bat même judiciairement maintenir cette politique. Que se passe-t-il au juste ? Joe Biden est-il revenu sur sa parole concernant le droit d’asile ?

James Cohen – La réponse à la question précédente fournit le contexte de cette discussion. Une des solutions adoptées pour les demandeurs d’aile est en effet celle que vous décrivez. Oui, de nombreux demandeurs d’asile sont obligés, comme au temps de Trump, d’attendre du côté mexicain de la frontière, ce qui peut poser de gros problèmes de sécurité pour ces personnes. Comme à l’époque de Trump, mais de façon un peu plus polie, on fait pression sur le Mexique pour garder un grand nombre de demandeurs d’asile pour que les Etats-Unis en soient (en partie) épargnés.

Revue AMERICA – Si Barack Obama a donné aux DREAMERS un avenir sur le territoire américain, il a également expulsé 3 millions de migrants sans-papiers, soit plus que tout autre président américain avant lui. À l’époque, il n’y avait pas encore de gauche américaine à proprement parler pour s’opposer à cette politique d’expulsion. Aujourd’hui, il y a Bernie Sanders et « The Squad ». Par conséquent, Joe Biden doit-il s’attendre à ce que les rangs se fissurent sur ce sujet dans son parti dans les mois qui viennent ?

James Cohen – Il est difficile en quelques mots de résumer le bilan d’Obama en matière d’immigration. Oui, sous son administration, il y a eu beaucoup d’expulsions. Un record a été battu en 2013 avec plus de 400.000 départs. Cependant dans les dernières années de sa présidence, on a moins expulsé car les expulsions visaient presque exclusivement les personnes détenues à la frontière, on a laissé plus tranquilles les sans-papiers déjà établis.

C’était l’absence d’une majorité démocrate dans les deux chambres qui a empêché Obama de signer une mesure de régularisation pour la majorité des sans-papiers. Les « DREAMers » sont, par définition, un sous-ensemble des sans-papier, à savoir les jeunes arrivés aux Etats-Unis en bas âge avec leurs parents. Ils devaient bénéficier d’une loi, dite DREAM Act, leur accordant un statut légal permanent, mais ce projet n’est jamais devenu loi, faute d’accord entre les deux partis. A la place d’une loi, Barack Obama a adopté en 2012 un ordre exécutif qui accordait à ces jeunes un statut légal temporaire. C’était le programme DACA (« Deferred Action for Child Arrivals »), qui est resté en place malgré les menaces répétées de Trump.  A ce jour environ 800 000 jeunes ont pu bénéficier de ce statut.

La présence depuis janvier 2019 d’une poignée de députés de gauche à la Chambre des Représentants est un fait significatif. Le « Squad », composé de jeunes élus de gauche et de couleur, compte aujourd’hui huit membres. Ces élus, plus que d’autres, se soucient de la défense des droits des immigrés et des demandeurs d’asile. Mais leur nombre n’est pas suffisant pour influencer la politique de l’administration démocrate au pouvoir. Il leur arrive donc de se trouver en désaccord avec l’administration. Dernièrement, suite à l’annonce de la construction d’un pan de mur au Texas, le jeune député Greg Casar du Texas a déclaré :

« Depuis des années nous combattons les murs frontaliers parce qu’ils sont inhumains, parce qu’ils ne fonctionnent pas, parce qu’ils divisent nos communautés. Les Républicains ont peut-être demandé ce financement en 2019 mais le président Biden n’était pas obligé de faciliter la construction d’un mur dans le sud du Texas. Le rôle des Démocrates serait plutôt de refuser les murs frontaliers, de créer un système d’immigration bien organisé et sûr pour les demandeurs d’asile… J’exhorte l’administration Biden à revenir sur cette décision. » (déclaration du 6 octobre 2023)

Face à la menace d’un retour de Trump, qui annonce clairement ses intentions autoritaires, ces élus de gauche doivent faire front avec tous les élus Démocrates. La survie de la démocratie électorale étant en jeu, ces députés sont obligés, bien malgré eux, de relativiser la question de l’immigration, parmi d’autres.

Revue AMERICA – Onze millions de sans-papiers habitent aujourd’hui aux Etats-Unis. Joe Biden leur a promis « une voie vers la citoyenneté américaine ». Toujours rien ? Sont-ils tous à risque d’expulsion dès simple arrestation par la police ?

James Cohen – Promettre une « voie vers la citoyenneté » (a path to citizenship) à des millions de sans-papiers est devenu politiquement presque impossible de nos jours. Cette question polarise le Congrès et rend impossible toute action dans ce sens depuis au moins 2005. Si les conditions politiques étaient plus favorables – à savoir une majorité démocrate confortable dans les deux chambres du Congrès – on pourrait imaginer que Biden signerait une mesure de régularisation bénéficiant à la majorité des sans-papiers, mais ces conditions sont loin d’être réunies. Et même dans ce cas la régularisation ne conduirait pas nécessairement à la naturalisation. La dernière mesure de ce genre date de 1986, à une époque où la polarisation était moins forte et des mesures de compromis entre les deux partis étaient encore possibles.

Revue AMERICA – De manière surprenante, depuis plusieurs mois, un candidat démocrate (et non un candidat républicain) à la Maison Blanche souhaite rendre la frontière « imperméable ». Il s’agit de Robert Kennedy Jr. Des adversaires de Joe Biden, il est le plus populaire mais aussi le plus controversé. Là où Donald Trump a toujours cultivé une image de président sans pitié, de son côté, RFK Jr fonde son rejet de l’immigration sur des raisons humanitaires. Dernièrement, il s’est rendu sur place à Yuma, en Arizona. Le mur serait-il devenu un « winning issue » chez les démocrates, ou est-ce le nom Kennedy qui séduit toujours ?

James Cohen – Je pense qu’il ne faut pas accorder beaucoup d’importance à candidature de Robert Kennedy Jr.  Si Biden se maintient, il sera le candidat en novembre 2024 qu’on le veuille ou non, et si jamais il ne se maintenait pas il y aurait des vraies élections primaires et des candidats démocrates beaucoup plus sérieux que Kennedy émergeraient. Kennedy n’est pas un vrai Démocrate, ce qu’il vient de prouver en déclarant le 9 octobre 2023 que sa candidature sera indépendante. Sur l’immigration comme sur d’autres questions – le vaccin anti-covid par exemple — il emprunte au discours des Républicains : il dénonce la frontière « ouverte », l’invasion des cartels de la drogue etc. En tant que candidat indépendant qui défend ces positions, il risque d’enlever plus de voix aux Républicains qu’aux Démocrates.

Revue AMERICA – Merci beaucoup pour votre expertise. On rappelle la parution de votre ouvrage « Spanglish America, les enjeux de la latinisation des États-Unis » (Le Félin, 2005) ainsi que « À la poursuite des illégaux : politiques et mouvements anti-immigrés aux États-Unis », paru aux Éditions du Croquant (2012).