Elisa Chelle
Professeure de science politique à l’Université Paris Nanterre
Université Paris Nanterre
Le commissaire national aux drogues et responsable de la gestion de la crise des opioïdes Rahul Gupta a donné un terrible avertissement en juin dernier : en l’absence d’une action forte et concertée des autorités américaines, 50 000 décès par overdose supplémentaires pourraient être répertoriés chaque année aux États-Unis.
Le terrible décompte annuel pourrait s’élever à 165 000 victimes. Ce chiffre, semble-t-il, est une prédiction personnelle du docteur Rahul Gupta. Il ne s’agit pas de prévisions officielles émanant de la CDC (Center for Disease Control), l’organe fédéral de contrôle des crises sanitaires. Néanmoins, avec le Covid, l’épidémie d’opioïdes a donné lieu à un abaissement de l’espérance de vie aux États-Unis où désormais une personne décède d’overdose toutes les cinq minutes. À l’heure actuelle, il y a davantage d’Américains qui meurent d’une overdose que d’un accident de la route ou d’une blessure par arme à feu. Comment en est-on arrivés là ? Interview avec Elisa Chelle, spécialiste de la politique de santé aux États-Unis, et auteure de Comprendre la politique de santé aux États-Unis (Hygée, 2019).
Revue AMERICA – En 2017, le nombre de 72 000 victimes choquait toute l’Amérique.
L’année dernière, ce chiffre est passé à 110 000. Désormais, le docteur Gupta, le superviseur de cette crise au niveau fédéral, prévoit 165 000 décès par overdose en 2025, si rien n’est fait pour inverser cette tendance. L’épidémie est totalement hors de contrôle ?
Élisa Chelle – Le chiffre évoqué de 165 000 morts n’est pas une projection des CDC. Le Dr. Gupta mentionne ce chiffre comme une hypothèse. Dans son interview par Politico, il dit que si la politique impulsée par le président Biden n’est pas suivie, les États-Unis pourraient connaître 165 000 décès d’overdose par an d’ici 2025. Mais que si cette politique est bien mise en œuvre, on peut espérer diviser ce chiffre par deux. Gupta utilise ce chiffre hypothétique dans le rapport de forces qui se met en place pour la négociation du budget de l’année prochaine, focalisé sur le plafond de la dette et les coupes budgétaires associées. Car, en réalité, la dynamique de l’épidémie est plutôt au tassement. Entre 2021 et 2022, le nombre de morts a été 15% en deçà des prédictions. Sur les 12 derniers mois de données disponibles on observe également une légère diminution par rapport aux estimations : 105 000 morts au lieu des 110 000 prévus. La crise des opioïdes connaît donc un ralentissement.
Revue AMERICA -Comment est-on passé d’un médicament antidouleur prescrit uniquement à des patients en fin de vie car extrêmement addictif à une prescription à mr/mme tout-le-monde pour un mal de dos ?
Élisa Chelle – La morphine était effectivement prescrite aux patients en fin de vie car elle est efficace contre les douleurs extrêmes et l’addiction n’est plus un problème à ce stade.
Au milieu des années 1990, un nouvel opioïde est commercialisé : l’OxyContin. Il est composé d’oxycodone, une molécule proche de l’héroïne, et présenté sous forme de comprimé « à libération lente ». C’est cet enrobage qui fait que le puissant opioïde va se diffuser lentement dans l’organisme, et donc ne pas créer d’effet addictif ou euphorisant. C’est en tout cas l’argument que met en avant Purdue Pharma auprès de l’agence de régulation du médicament, la FDA, qui autorise sa mise sur le marché. Le médicament va rencontrer une demande très forte des associations de patients : celle du traitement de la douleur (le fameux « cinquième signe vital »). Dans le même temps, le cancer passe du statut de maladie mortelle à maladie chronique. Or les douleurs cancéreuses peuvent être insoutenables. Les comprimés permettent au patient de soulager sa douleur sans avoir à se rendre à l’hôpital pour une injection de morphine.
Là où commence le problème est la prescription en première intention, c’est-à-dire sans avoir essayé d’autres analgésiques, pour des douleurs de la vie quotidienne : interventions dentaires, post-chirurgie, arthrite, lombalgies… Et ce alors même que l’OxyContin est plus puissant que les opioïdes de la précédente génération (Vicodin…). Dans un contexte où 1 Américain sur 3 fait face à des douleurs aigues ou chroniques, les assurances santé remboursent mieux les consultations de médecins de famille et cette gamme d’antidouleurs plutôt que les consultations de spécialistes et les thérapies alternatives (kiné, psychothérapies, etc.). Les opioïdes sont donc avantageux sur le plan coût-efficacité, mais leurs effets secondaires sont occultés.
Revue AMERICA – Le marketing médical est en question dans cette tragédie. Purdue Pharma affirmait que seul 1% des patients pouvait développer une addiction. Ce qui est un mensonge. Mais les médecins ne pouvaient pas ignorer qu’un opioïde est chimiquement constitué de la même manière que de l’héroïne. Comment cela est-il possible ? Les médecins sont-ils trop crédules ?
Élisa Chelle – L’affirmation des 1% renvoie à une correspondance de médecin publiée dans une revue médicale dans les années 1980, concernant l’usage d’opioïdes dans un cadre hospitalier. Cette lettre n’avait pas le statut d’étude mais a été montée en épingle par la presse pharmaceutique dans les années 1990 (notamment la revue Pain), vantant le succès d’une telle thérapeutique. Purdue Pharma a utilisé ces ressources pour « vendre » le médicament aux médecins, en s’appuyant sur une base de données de médecins très prescripteurs d’opioïdes de la précédente génération. Ils ont donc prêché des convaincus en quelque sorte. Purdue Pharma a, en outre, mis en place des bonus importants pour inciter les médecins les moins regardants à prescrire davantage. Ces médecins ont aujourd’hui été condamnés par la justice.
Revue AMERICA – L’épidémie a démarré en Nouvelle Angleterre avant de se propager au reste du pays. Pourquoi là ? Quelle est la cartographie de l’épidémie aujourd’hui ?
Élisa Chelle – Ce sont des régions désindustrialisées de l’Amérique qui vont des Appalaches jusqu’à la Rust Belt, avec des patients abîmés par les métiers éreintants de l’usine, aujourd’hui massivement au chômage, et en demande de solutions rapides pour traiter leurs douleurs physiques comme sociales. De manière générale, les comtés les plus touchés sont ceux le plus confrontés au chômage, à la pauvreté, à un faible niveau d’éducation et à une difficulté d’accès aux soins. Les populations vulnérables sont aussi les minorités des grandes villes (en Californie notamment) et les Indiens natifs de l’ouest des États-Unis. Durant la pandémie de Covid-19, les adolescents un peu partout dans le pays ont également découvert ces substances vendues illégalement sur Internet.
Revue AMERICA – En 1996, Richard Sackler devient CEO de Purdue Pharma, le brevet du MS Contin expire, il remplace la morphine par l’oxycodone. C’est ainsi que naît l’OxyContin. Toute cette crise est due à un seul homme et un seul nouveau produit mis sur le marché ?
Élisa Chelle – L’addiction aux antidouleurs existait déjà avant, mais les produits disponibles étant moins dosés, les conséquences étaient moins létales. La mise sur le marché de l’OxyContin décuple les addictions qui, greffées à d’autres facteurs, vont se transformer en véritable crise de santé publique. Aujourd’hui, c’est moins l’oxycodone que le fentanyl qui occasionne des morts par overdose.
Revue AMERICA – Sans la Naloxone, l’antidote facilement administrable par voie nasale, le bilan serait bien pire. Pourquoi l’utilisation de la Naloxone a-t-elle été controversée ?
Élisa Chelle – Il s’agit d’une controverse démarrée sur Twitter à partir d’une étude suggérant que l’antidote ne réduisait pas la létalité des overdoses, voire même encouragerait la prise de fentanyl (puisque la naloxone constituait un garde-fou). Il s’agit de conclusions tirées de relevés statistiques dans certaines parties du midwest et non d’une étude clinique rigoureuse. La naloxone en spray nasal existe depuis 2015 et son accès est de plus en plus facilité. La FDA vient a donné son accord en mars 2023 pour sa vente sans ordonnance.
Revue AMERICA – Tous les laboratoires pharmaceutiques ne sont pas à blâmer. Un est visé en particulier : Purdue Pharma. À l’heure actuelle les dirigeants ont-ils payés pour leur rôle dans cette crise ?
Élisa Chelle – Purdue Pharma est la firme la plus visible dans la crise des opioïdes. Elle a été engagée dans de nombreuses procédures judiciaires pour marketing trompeur depuis 2007. L’entreprise a payé et continue de verser des dommages-intérêts aux États et à l’État fédéral. Johnson & Johnson a été aussi condamné relativement au fentanyl, qui est aujourd’hui l’opioïde le plus létal. Des grossistes de médicaments et des chaînes de pharmacie (Walmart, Walgreens…), délivrant les opioïdes sans contrôle, ont dû rendre des comptes. Des médecins surprescripteurs ont écopé de lourdes condamnations. Les compagnies d’assurance qui avaient choisi de moins bien rembourser les antidouleurs non opioïdes ont aussi eu affaire à la justice. Les responsabilités sont donc multiples.
Revue AMERICA – Les fondations prestigieuses, les grands musées et les universités les plus réputées au monde refusent désormais les dons de la famille Sackler, mais affichent-ils toujours le nom Sackler dans les galeries, les ailes de bâtiment que la famille a financé ?
Élisa Chelle – Certains ont fait le choix de décrocher les plaques portant le nom de Sackler. Rappelons que la famille Sackler avait fait des donations à de grandes institutions françaises comme le Louvre ou le Musée d’art contemporain de Bordeaux. Raymond Sackler (l’un des trois frères fondateurs) avait été décoré de la légion d’honneur en 1990, pour avoir créé deux laboratoires pharmaceutiques en France (Sarget et Mundipharma).
Revue AMERICA – Quand on pense aux lobbys américains, on pense directement à la NRA. Or, aux Etats-Unis, le secteur pharmaceutique dépense 8 fois plus que la NRA en lobbying et en contributions politiques. Est-ce une partie du problème ?
Élisa Chelle – Les conflits d’intérêt sont plus faiblement régulés aux États-Unis et le lobbying est une pratique courante, sans la connotation péjorative qu’on lui connaît en France. L’industrie pharmaceutique produit une richesse de 600 milliards de dollars par an, c’est une puissance financière. Elle fait valoir ses intérêts dans un système qui le permet. Dans le cas de la crise des opioïdes, la possibilité de pantouflage des cadres de la FDA dans l’industrie pharmaceutique (qui leur offre un salaire 4 à 5 fois supérieur) est certainement une partie du problème.
Revue AMERICA – En décembre 2001 se tient au Congrès une audition d’un docteur de Purdue Pharma. En 2007, le laboratoire se voit infliger une amende de 634 millions de dollars. On pense alors avoir réglé l’affaire. Les autorités américaines n’ont pas été inactives mais pourquoi alors l’épidémie a-t-elle continué ?
Élisa Chelle – Condamner les responsables ne sèvre pas les malades. La crise des opioïdes a changé de forme : il s’agissait au départ d’une addiction créée par des médicaments sur ordonnance. Les overdoses étaient le fait non pas du médicament en lui-même mais de prescriptions non régulées et de son détournement pour obtenir un effet euphorisant (dépassement de la posologie, comprimés mâchés, inhalés…). Aujourd’hui, deux personnes sur trois mourant d’une overdose d’opioïdes n’avaient pas de prescription. Cela signifie que les personnes dépendantes se procurent des opioïdes sur le marché noir, en dehors de tout suivi médical, et/ou se tournent vers des produits illégaux (l’héroïne est moins chère que l’oxycodone vendue « sous le manteau ») voire contrefaits (principalement le fentanyl). Le mélange avec d’autres drogues (métamphétamine par exemple) est particulièrement dangereux. La dernière tendance est à la consommation d’anesthésiants vétérinaires dosés pour des éléphants ou des chevaux (carfentanil, xylazine…). Les prescriptions d’oxycodone ont nettement baissé ces dernières années, mais les produits de report sont encore plus dangereux. C’est ce qui explique la crise continue.
Revue AMERICA – Vous êtes spécialiste de la politique de santé aux États-Unis. Y a-t-il un lien entre l’organisation, le coût des soins de santé aux Etats-Unis et l’étendue de la crise ?
Élisa Chelle – Les États ayant opté pour l’élargissement de la couverture santé des plus pauvres (Medicaid) avec la réforme Obama ont été moins exposés aux morts par overdose. Lutter contre les abus d’opioïdes représente un surcoût pour les États. Le financement de la politique de santé a pu être un obstacle pour les gouvernements locaux rétifs à augmenter les impôts. L’État fédéral est venu abonder pour compenser cette nouvelle charge (sous Obama, Trump et Biden). Restent deux problèmes majeurs qui tiennent à la fois au juridique et à l’économique : l’accès aux traitements de substitution (buprénorphine), dont la régulation est en train d’être assouplie mais qui reste encore longs à obtenir pour les patients, et l’accès aux cures de désintoxication, coûteuses, également avec de longues listes d’attente, et inefficaces sans suivi médico-psychologique à la suite. Les crises de manque des opioïdes puissants sont particulièrement difficiles à gérer pour les patients, raison pour laquelle un certain nombre se reporte sur des produits dangereux, mais rapidement disponibles. La question du temps d’attente est donc cruciale. C’est donc toute une politique de santé mentale qui est à revoir, et qui, rappelons-le, dépend moins de l’État fédéral que des 50 États de l’union.
Revue AMERICA :
– Merci beaucoup pour ce précieux éclairage. Pour ceux qui désirent approfondir leurs connaissances sur le système des soins de santé américain, on rappelle que vous êtes l’auteure de l’ouvrage Comprendre la politique de santé aux États-Unis paru chez Hygée Editions.