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MCF histoire et civilisation américaine, Université de Lille. Spécialiste de l'histoire judiciaire des USA.

Université de Lille

Cour Suprême des États-Unis. Flickr : photo libre de droits

Revue AMERICA – Vous êtes historien des États-Unis. Pouvez-vous revenir sur l’émergence de l’expression « Affirmative action » sur le sol américain ? Quelle était l’idée première ?

Simon Grivet – L’expression apparaît pour la première fois dans un décret signé par le président John Fitzgerald Kennedy en 1961. Mais c’est surtout son successeur Lyndon Baines Johnson qui donne corps au concept en le plaçant au cœur d’un nouveau décret qui vise à interdire les discriminations à l’embauche dans l’administration fédérale et à prendre des « mesures déterminées » (affirmative action) pour permettre l’embauche de travailleuses et travailleurs issus des minorités ethno-raciales. La même année, le président Johnson souligne lors d’un grand discours devant les étudiants africains-américains de l’université Howard, l’importance de cette affirmative action. Il explique notamment :

« La liberté ne suffit pas. Vous ne pouvez pas effacer des siècles de blessures et de mauvais traitements simplement en déclarant : maintenant vous êtes libres d’aller où vous voulez, de faire ce que vous désirez, et de choisir les dirigeants que vous souhaitez.

Vous ne pouvez pas prendre une personne qui pendant des années, a été entravée par des chaînes et libérée, la conduire sur la ligne de départ de la course et lui dire Vous êtes libre de rivaliser avec les autres et continuer de croire que vous êtes tout à fait juste »[1]

 On voit bien la philosophie de l’affirmative action ici. Les Africains-Américains, à l’issue du mouvement des Droits Civiques, sont certes libres mais ont accumulé retards et handicaps socio-économiques et culturels qui les placent souvent en situation de relégation et de marginalité dans la société états-unienne. Selon Johnson, il est donc juste de compenser cet héritage inégalitaire en donnant un avantage à ces derniers à l’embauche ou plus tard dans les admissions universitaires.

Dans les années vingt, les premiers quotas arrivent. Peut-on dire que ces mesures étaient destinées à écarter les Juifs américains et les catholiques de l’intelligentsia WASP, ou ces mesures avaient-elles pour but d’assurer une réelle diversité ?

Les quotas des années 20 sont le produit direct de décennies de montée en puissance d’une idéologie raciste qui revendique que les seuls vrais Américains sont les WASP. C’est le crédo du Ku Klux Klan qui connaît un immense succès dans ces années d’après-guerre et devient brièvement une véritable force politique. Après les troubles souvent extrêmement violents de l’année 1919 (grandes grèves, massacres racistes de l’été 1919…) le fameux « retour à la normale » mis en avant par les Républicains passe par une restriction très sévère de l’immigration jugée toxique pour le pays.

Dans les universités, ces quotas accompagnent des pratiques anciennes résolument hostiles aux Catholiques et aux Juifs. Les grandes universités de l’élite (Ivy League) n’acceptent pas d’étudiants de confession juive et l’antisémitisme y reste souvent fort. Quelques avancées symboliques comme la nomination à la Cour suprême de Louis Brandeis en 1916, premier magistrat juif de l’histoire, ne doivent pas cacher le fait que l’élite, notamment produite par les grandes universités, reste essentiellement WASP à cette époque.

On retrouve les mots “affirmative action“ dans un décret présidentiel de John F. Kennedy ? De quelle mesure s’agissait-il ?

Oui comme je le disais précédemment, c’est la première occurrence de l’expression, il s’agit surtout pour le premier président catholique de l’histoire états-unienne de faire cesser toute discrimination à l’embauche dans l’administration fédérale et auprès de ses clients et partenaires. L’administration fédérale avait été largement ségrégée auparavant et Kennedy souhaitait que cela change.

Concrètement, quelles politiques ont été mises en place après la lutte pour les droits civiques ? Peut-on dire qu’elles ont porté leurs fruits ?

Le président Johnson comprend rapidement que les grandes lois qui démantèlent la ségrégation et garantissent aux Africains-Américains le droit de vote (Civil Rights Act de 1964, Voting Rights Act de 1965) vont être insuffisantes pour rendre la société états-unienne plus juste et moins inégalitaire. Des millions de Noirs ont quitté le Sud au cours des décennies précédentes (The Great Migration) pour les métropoles du Nord (New York, Chicago, Detroit) ou de l’Ouest (Los Angeles) où ils vivent une autre sorte de violence entre relégation socio-économiques, ségrégation urbaine et violences policières. Quelques semaines après la promulgation du Voting Rights Act, le ghetto de Watts, au Sud de Los Angeles, s’embrase et une révolte très violente dure pendant quatre jours et fait des dizaines de morts et de blessés. Chaque été entre 1965 et 1969, les ghettos connaissent ces révoltes extrêmement violentes et dévastatrices.

Dans ce contexte, Johnson lance son programme de « Grande Société » (Great Society) la construction d’un grand Etat-Providence moderne qui protège tous les citoyens, corrige les inégalités et redistribue les fruits de la croissance dans ce qui est, de loin alors, la première puissance économique du monde à l’époque. L’affirmative action s’inscrit dans ce contexte et permet chaque année à des milliers de jeunes Noirs ou Latinos d’accéder à l’université, d’être recrutés dans l’administration ou de bénéficier d’un traitement préférentiel dans leur entreprise.

Cette politique n’a donc pas été du tout anecdotique. Malheureusement, la révolte des ghettos conduit à un virage sécuritaire et, dans l’ensemble, les grands projets de LBJ vont vite être étranglés par le poids financier de l’engagement militaire au Vietnam. Johnson ne peut même pas se représenter à la présidentielle de novembre 1968 remportée par le Républicain Nixon. Ce dernier s’est fait élire sur un programme de retour à « la loi et l’ordre ». Il doit certes composer avec un Congrès démocrate mais, sur la durée, c’est la fin des grands programmes d’investissements et de réhabilitations urbaines. L’affirmative action persiste dans les admissions universitaires mais devient de plus en plus controversée.

En 1978, un juge à la Cour suprême avance une nouvelle notion baptisée “educational diversity“, la discrimination positive est autorisée mais désormais, le but est à atteindre n’est pas la diversité en soi mais une hétérogénéité suffisante en cours, soit des personnes suffisamment différentes l’une de l’autre. N’était-ce pas le début de la fin ?

Oui, c’est dans un arrêt très ambigu et complexe rendu en 1978, Bakke v. University of California dans lequel un étudiant blanc conteste le fait de ne pas avoir été admis en fac de médecine. Son argumentaire est simple et rigoureusement méritocratique : « j’ai d’excellentes notes, meilleures que celles d’étudiants issues des minorités à qui vous avez fait une place en médecine, votre système est donc injuste ». La Cour suprême rejette la requête de Bakke et accepte les pratiques d’affirmative action de l’université de Californie. Mais la Cour, qui est en passe de devenir nettement plus conservatrice, accouche avec Bakke d’un compromis bancal et complexe d’où il ressort que les facteurs raciaux peuvent être employés mais seulement parmi d’autres.

Votre doctorat porte sur la peine de mort en Californie. Vous connaissez donc fort bien cet Etat. La Californie est progressiste, elle a voté pour Joe Biden à 63,5 %. Or c’est précisément là-bas que la discrimination positive a été rejetée en 1996. En 2020, 57% des votants s’y sont opposés une nouvelle fois. Cela signifie que la bataille est définitivement perdue pour les démocrates ?

 La Californie emploie le fameux référendum d’initiative populaire (RIP) depuis plus d’un siècle et ce, à chaque élection. Les citoyennes et citoyens ont donc l’habitude de réfléchir et de débattre des sujets singuliers de manière moins idéologique et partisane qu’ailleurs. Mais c’est vrai que les Californiens ont nettement rejeté l’affirmative action en 1996 et à nouveau en 2020. La Californie est surtout un État extrêmement divers dans lequel les Blancs sont en passe de devenir minoritaire. Et d’autres communautés, notamment des immigrants récents venus d’Asie (Corée, Vietnam, Taiwan ou Chine) qui n’ont pas du tout la même expérience de la relégation que les Noirs ou les Hispaniques, ont beaucoup misé sur la méritocratie scolaire. Leurs enfants obtiennent souvent d’excellents résultats à l’école et parviennent à atteindre les meilleures universités (notamment University of California qui est publique) sans avoir besoin de l’affirmative action. Ces électeurs sont prêts, comme on l’a vu dans la métropole de Los Angeles en 2020, à voter républicain pour contrer l’affirmative action qu’ils jugent contraire à leurs intérêts. Dans cet Etat, et potentiellement nationalement, c’est donc un sujet difficile pour les Démocrates.

Le sondage de Pew Research montre que la moitié des Américains sont opposés à l’affirmative action, un tiers des Américains soutient cette politique, le reste des personnes interrogées ne se prononce pas. La fin de la discrimination positive sera donc vue différemment de la fin de Roe v. Wade qui, elle, n’était pas soutenue par une majorité de la population (60% des Américains souhaitaient son maintien). À quoi peut-on s’attendre en terme de réaction de la population? Pas de séisme en vue cette fois ?

En réalité, 8 Etats ont déjà interdit l’affirmative action dans les recrutements universitaires. La presse et les médias ont récemment expliqué, dans de nombreux reportages, que la fin de l’affirmative action entraîne une chute spectaculaire dans le recrutement d’étudiant/e/s noir/e/s ou Latinos et qu’il faut un important travail pour faire remonter ces taux sans utiliser directement le facteur racial. Les commissions de recrutement doivent construire de nouveaux modèles avec des indicateurs socioéconomiques, géographiques et en se fondant sur une étude précise de l’essai rédigé par les candidat/e/s. Mais dans le Michigan, par exemple, ce travail semble payer et l’université publique parvient à retrouver une diversité estudiantine satisfaisante.

Oui, l’affirmative action divise profondément les États-uniens. Son abrogation par la Cour choque la gauche mais mobilise moins que la disparition d’un droit fondamental comme celui à l’IVG. Et comme vous le rappelez, les sondages suggèrent que nombre d’Américains rejettent désormais cette politique de traitement préférentiel des minorités.

À l’origine de cette décision attendue, des associations représentant les étudiants d’origines asiatiques. Ceux-ci sont pourtant très bien représentés dans les grandes universités américaines. (6% de la population, 21% des admissions). Est-ce juste la meilleure carte, juridiquement parlant, pour les conservateurs d’arriver à leur fin ou cela correspond-t-il à un sentiment réel d’injustice chez les Asian Americans ?

Oui, comme je le disais précédemment, les Américains d’origine asiatique sont majoritairement opposés à l’affirmative action et sont prêts à voter Républicain. Ces derniers cherchent à élargir leur électorat qui reste très massivement blanc. Ce n’est donc pas étonnant qu’ils s’entendent parfois.

Le New York Times évoque le cas de M. Jia, un parcours scolaire parfait, admis à Duke mais qui aurait bien voulu faire ses études à Harvard où des étudiants moins brillants ont été admis, ce qu’il trouve profondément injuste. Si les universités optent désormais pour des critères socio-économiques afin d’arriver à obtenir une diversité satisfaisante dans leurs murs, le cas de M. Jia ne risque-t-il pas de se reproduire ?

Effectivement, il est illusoire de penser que l’on pourra juste remplacer le critère racial par le critère socioéconomique. Dans de nombreux bassins de recrutement et même au niveau national, il y a numériquement beaucoup plus de Blancs pauvres que de pauvres issus des minorités ethniques.

Une solution consiste, comme au Michigan, à employer une multiplicité de facteurs pour recréer cette diversité. Mais cela oblige aussi les universités à tisser des liens étroits avec des associations locales dans les quartiers défavorisés pour y tutorer de « brillants sujets ».

Les universités vont devoir rapidement revoir toute leur politique de recrutement.

On évoque la fin d’un autre système, celui des « legacy applicants ». Prenons le cas de Yale. 15% des étudiants sont « des fils / fille de », un de leurs parents a étudié à Yale, ce qui leur permet d’y rentrer à leur tour. C’est un système plus aristocratique que méritocratique. La fin des « legacy students » après la fin de l’affirmative action, cela permettrait d’équilibrer les choses ?

Oui c’est une revendication de la gauche par exemple exprimée par Mme Ocasio Cortez, une manière habile de souligner que si la Cour efface un « privilège » (relatif) accordé aux étudiant/e/s issu/e/s des minorités, elle laisse en place d’autres privilèges bien réels dont bénéficient notamment les plus fortunés dont les rejetons sont très favorisés pour le recrutement universitaires. La suppression de ces legacy students serait socialement justes…mais je n’y crois guère.

Cela remettrait en cause une dimension essentielle du contrat social états-unien autour du mécénat. Les très riches sont relativement peu taxés mais en général, on attend d’eux, dans une vision typiquement protestante de la richesse et de la réussite, qu’ils fassent montre d’une grande générosité pour la société. Les universités disposent certes de fonds importants grâce aux frais d’inscription énormes demandés à la plupart des étudiant/e/s. Mais une autre part de leur immense budget provient des dons d’anciens élèves très fortunés. En échange de ces millions de dollars donnés pour une bibliothèque, un stade, un centre de recherche, le donateur s’attend à quelques privilèges. Les anciens élèves (alumni) sont souvent également des donateurs importants et en reconnaissance, leurs enfants sont privilégiés. C’est évidemment un facteur de renforcement des inégalités sociales et raciales.

(1) Texte original : “FREEDOM IS NOT ENOUGH But freedom is not enough. You do not wipe away the scars of centuries by saying: Now you are free to go where you want, and do as you desire, and choose the leaders you please. You do not take a person who, for years, has been hobbled by chains and liberate him, bring him up to the starting line of a race and then say, « you are free to compete with all the others, » and still justly believe that you have been completely fair.”, https://www.presidency.ucsb.edu/documents/commencement-address-howard-university-fulfill-these-rights, vue le 2 juillet 23. Traduction : Simon Grivet.