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Journaliste indépendant et auteur, j’ai résidé à Houston (Texas) de 2015 à 2021 d’où je couvrais la politique américaine.

Auteur

Photo : Jon Tyson, via Unsplash.

Joe Biden a annoncé sa candidature à sa réélection dans une vidéo de 3 minutes. Depuis Jimmy Carter en 1980, seuls Georges H.W. Bush (senior) et Donald Trump n’ont pas obtenu de second mandat. Ce qui explique en partie la volonté de Biden de se présenter malgré son âge avancé, sa cote de popularité mitigée et un manque évident d’enthousiasme pour sa candidature au sein de l’électorat démocrate. De plus, Trump agit plus que jamais comme un épouvantail, que Biden compte exploiter pour mener une nouvelle campagne “contre l’extrémisme du Parti républicain. Depuis qu’il a perdu sa majorité au Congrès, le président démocrate opère un virage à droite en vue de la présidentielle. Pour comprendre pourquoi Biden peut se permettre d’ignorer son aile gauche, il faut revenir sur sa première moitié de mandat et la stratégie qu’il a déployée pour dompter la gauche américaine. 

Bernie Sanders, Alexandria Ocasio-Cortez, Elizabeth Warren, Ro Khanna… la gauche américaine ne manque pas de figures présidentiables. Pourtant, aucune ne semble envisager de défier Joe Biden en 2024. Pramila Jayapal, la présidente du « progressive Caucus », un groupe d’une centaine de parlementaires incarnant l’aile gauche démocrate au Congrès, avait publiquement appelé l’hôte de la Maison-Blanche à annoncer sa candidature au plus vite. Bernie Sanders a indiqué qu’il soutiendrait Biden s’il se représentait, coupant l’herbe sous le pied aux progressistes qui auraient pu envisager défier le président sortant. Un risque politique jugé trop élevé par les aspirants issus de la gauche démocrate, qui préfèrent parier que leur bonne volonté leur permettra d’arracher des concessions programmatiques.

À bientôt 82 ans, Joe Biden reste impopulaire. Les enquêtes d’opinion montrent qu’une majorité d’Américains désapprouve son action. Deux électeurs démocrates sur trois souhaitent qu’un autre candidat représente leur parti en 2024. Son bilan est mitigé, alors que l’inflation et la guerre en Ukraine menacent de lui revenir en boomerang. Pourtant, Biden devrait être en mesure d’obtenir l’investiture démocrate avec le soutien de son aile gauche, qui semble avoir renoncé à s’opposer aux aspects les plus contestables de sa politique. Un paradoxe apparent puisque les alliés de Bernie Sanders n’ont jamais été si nombreux au sein du parti. 

Biden, un président sous influence de la gauche radicale ?

À en croire ses adversaires républicains, Joe Biden serait une marionnette socialiste tombée sous la coupe du « wokisme ». Son discours annuel sur l’État de l’Union, prononcé devant le Congrès américain le 7 février dernier, empruntait effectivement à la rhétorique populiste chère à Bernie Sanders. Tout en vantant son action, Joseph Biden a profité de cet exercice très codifié pour sacraliser le budget de la sécurité sociale, insister sur l’urgence climatique, dénoncer la cupidité des grandes firmes pharmaceutiques, fustiger les multinationales hostiles au syndicalisme et proposer la création d’un impôt plancher ciblant les milliardaires.

Afficher une telle ambition ne lui coûte pas grand-chose, puisque les élections de mi-mandat viennent de le priver de sa majorité au Congrès. Mais au-delà de ces belles paroles, Biden a accédé à certaines demandes de son aile gauche au cours des deux premières années de sa présidence, par exemple en annulant 400 milliards de dollars de dette étudiante par décret et en ouvrant la porte à la dépénalisation du cannabis à l’échelle fédérale. Avant cela, il avait fait adopter un plan ambitieux de relance de l’économie post-covid, avec des aides financières universelles très généreuses (mais temporaires), augmenté le salaire minimum des fonctionnaires et contractuels employés par l’État, nommé un allié du mouvement syndical à la tête de la NLRB (National Labor Relations Board qui arbitre les conflits sociaux entre patronat et syndicats) et fait adopter une grande loi d’inspiration progressiste, l’Inflation Reduction Act. Financé par des hausses d’impôts sur les multinationales et des mesures visant à plafonner le prix de certains médicaments — deux leviers impactant directement les profits des grandes firmes — ce texte comporte plus de 370 milliards de dollars d’investissement pour la transition énergétique. Tout en estimant que Biden ne va pas assez loin, les élus issus de la gauche démocrate reconnaissent qu’il demeure le président le plus à gauche depuis Lyndon B. Johnson (1963-1969).

Ce satisfecit relatif expliquerait pourquoi Joe Biden n’a pas grand-chose à craindre du camp Sanders. Malgré ces modestes concessions, la Maison-Blanche reste largement dominée par l’aile droite démocrate. Au cours des deux premières années de mandat, l’agenda législatif de Biden a été dicté par les sénateurs les plus inféodés aux intérêts financiers, dont le très conservateur Joe Manchin et la libérale Kyrsten Sinema. Les efforts demandés au patronat restent particulièrement modestes et sont souvent compensés par des concessions. Le plan climat, par exemple, comporte de nombreux cadeaux au secteur pétrolier. L’ONG 350.org avait qualifié cette loi « d’arnaque », car « les concessions faites à l’industrie pétrolière et au Sénateur Joe Manchin sont si vastes qu’elles effacent tous les gains potentiels en termes de lutte contre la crise climatique ». De même, la baisse du prix de certains médicaments imposée aux laboratoires pharmaceutiques est largement compensée par les subventions publiques au secteur via l’Obamacare, choisies par Biden au détriment du grand plan de nationalisation du secteur porté par la gauche Sanders. 

Le volontarisme affiché par Joe Biden et la rhétorique empruntée à la gauche radicale lui ont permis d’obtenir des résultats inespérés aux élections de mi-mandat, résultats ayant conforté sa candidature à sa réélection. Mais depuis ce scrutin intermédiaire, Biden opère un virage droitier en ignorant les protestations de son aile gauche.

Le virage droitier de Joe Biden confirme la marginalisation de l’aile gauche démocrate

Derrière les belles paroles du discours sur l’État de l’Union, les actes ne trompent pas. Une fois sa majorité perdue au Congrès, Joe Biden s’est empressé de remercier son directeur de cabinet Ronald Klein, apprécié de la gauche américaine pour sa fibre progressiste. S’il est courant de changer de directeur de cabinet en cours de mandat, le type de profil occupant ce poste influence considérablement l’approche gouvernementale d’un président. Or, Biden a nommé Jeff Zients, un néolibéral adepte du pantouflage et proche du patronat, comme nouveau dircab. 

Biden s’est ensuite rangé derrière le Parti républicain pour invalider une réforme du Code pénal voté dans le District de Columbia (Washington) en adoptant le prisme idéologique de la droite conservatrice, dans le but d’apparaître intransigeant avec le crime en vue des présidentielles. Avant, Biden avait écrasé la mobilisation sociale au sein du secteur ferroviaire en demandant au Congrès d’imposer l’accord salarial rejeté par les bases syndicales, trahissant ainsi son image de président « prosyndicat ». Mais c’est surtout sa décision d’approuver un gigantesque projet d’exploitation pétrolière dans une réserve naturelle de l’Alaska qui a provoqué l’ire de la gauche américaine. Ici, ce sont des considérations politiques locales et la peur d’antagoniser le géant pétrolier Conoco-Philips en période de renchérissement de l’énergie qui auraient conduit Biden à rompre avec sa promesse électorale de « ne plus autoriser de forage sur les terres fédérales ». 

Prise au sens large (ONG, collectifs citoyens, élus, activistes, mouvements écologistes, antiracistes, LGBTQ et syndicats ouvriers) la gauche américaine se retrouve impuissante face au tournant droitier de la Maison-Blanche, après avoir largement échoué à influencer sa ligne au cours des deux premières années de mandat. Cette marginalisation s’explique en partie par la stratégie poursuivie par la Maison-Blanche pour mater son aile gauche.

Là où Obama s’était contenté de fermer la porte à cette faction importante du Parti (avec les conséquences électorales que l’on connait – Obama a subi des défaites historiques aux élections de mi-mandat puis ouvert la voie à Donald Trump), Biden avait invité les représentants de la gauche américaine à la table des décisions exécutives (figurativement et littéralement, de nombreux représentants d’organisations et des élus étant régulièrement reçus et consultés par la Maison-Blanche). Son directeur de cabinet Ronald Klein avait su se montrer attentif aux attentes de cette faction du parti. La gauche au sens large s’était satisfaite de cette stratégie d’entrisme – un pied dedans, un pied dehors – pour espérer influencer l’agenda présidentiel. Pourtant, à chaque arbitrage législatif décisif, Biden a pris appui sur son aile droite pour forcer la main des élus progressistes. Ces derniers n’ont pas osé affronter frontalement la Maison-Blanche et les cadres du Parti démocrate, et en payent désormais le prix fort.

Un gauche démocrate prisonnière de sa stratégie d’apaisement

Pendant les primaires des élections de mi-mandat, les instances du Parti démocrate et Joe Biden ont régulièrement attaqué les candidats proches de Bernie Sanders, allant jusqu’à faire campagne pour des démocrates conservateurs ouvertement hostiles aux réformes portées par Joe Biden face à des membres de la gauche démocrate soutenant le projet politique du président. De plus, le parti ne s’est pas opposé à l’afflux de financements électoraux issus de richissimes donateurs républicains et lobbies droitiers dans les primaires démocrates. Se faisant, il a grandement affaibli la dynamique citoyenne débutée par les campagnes présidentielles de Bernie Sanders, uniquement financées par des dons individuels plafonnés.

Malgré tout, les candidats progressistes ont surperformé les candidats centristes face aux républicains, tandis que l’ensemble du parti a fait campagne sur des thèmes socio-économiques chers à Bernie Sanders en reprenant l’essentiel de ses positions (défense de l’assurance maladie, régulation du prix des médicaments, hausse du salaire minimum, renforcement du droit syndical, lutte contre le réchauffement climatique, hausse des impôts sur les grandes fortunes et multinationales)…

Cette « victoire » idéologique ne s’est pas accompagnée d’un succès politique équivalent. Le signal le plus significatif de cet échec a été observé au cours des élections internes à la Chambre des représentants du Congrès. Côté républicain, la frange la plus radicale du Parti a consentis à voter pour son leader (Kevin McCarthy) uniquement après avoir obtenus des concessions importantes de ce dernier, au terme d’un bras de fer très médiatisé. À l’inverse, les socialistes démocrates n’ont apporté aucune forme de résistance à la candidature d’Hakeem Jeffries à la succession de Nancy Pelosi à la tête de la délégation démocrate. Si Pelosi incarnait une forme d’équilibre entre l’aile progressiste et les élus démocrates les plus à droite, Jeffries est bien plus conservateur et rattaché à l’aile probusiness du parti. Pourtant, le progressive caucus de la médiatique Pramila Jayapal ne lui a pas opposé de candidat, et la « squad » socialiste d’Alexandria Ocasio-Cortez (AOC), qui est passée de 4 à 8 élus, n’a pas cherché à monnayer son soutien malgré sa capacité de blocage. Les élues progressistes Katy Porter et Ilhan Omar ont même perdu leurs postes influents en Commission parlementaire. 

Ce refus d’engager un bras de fer avec la direction avait été dénoncé par le journal socialiste Jacobin, qui s’interrogeait sur une potentielle trahison des idéaux de la charismatique AOC dans un article sobrement intitulé « la fin de la lune de miel Ocasio-Cortez ». Il peut s’expliquer par deux phénomènes structuraux agissant de concert. À l’échelle personnelle, il est difficile à une poignée de jeunes élus subissant déjà constamment les attaques verbales et menaces physiques de l’extrême droite (et de ses représentants au Congrès) de s’opposer frontalement aux instances dirigeantes de leur propre parti. AOC, qui avait déclaré que “dans un autre pays, Joe Biden et moi ne serions pas dans le même parti politique” a publiquement fait part de ces difficultés et du peu de soutien de ses collègues démocrates. À l’hostilité passive de son camp politique s’ajoutent les multiples pressions médiatiques. Or, en dehors du Congrès, la gauche américaine n’a pas su organiser des mouvements sociaux susceptibles de prêter main-forte à ses élus, à l’exception de quelques combats sur des dossiers précis, comme le moratoire sur les évictions de logements pendant le Covid ou l’annulation de la dette étudiante. 

Sur le plan politique, bloquer des votes au Congrès sur des textes jugés insuffisants expose la gauche radicale à une droitisation des projets de loi qui seraient alors votés par la faction conservatrice du parti démocrate avec l’appui des élus républicains les plus modérés. Entre ne rien obtenir ou obtenir des miettes, la gauche américaine se contente souvent des miettes, habillement distribuées par Joe Biden lorsqu’il y trouve son compte. 

S’il doit beaucoup à son aile gauche, l’ancien Vice-président d’Obama reste convaincu que les élections se gagnent au centre. Au risque d’antagoniser la jeunesse et la base militante du Parti, il apparaît déterminé à poursuivre son virage à droite en vue de la présidentielle, dans le but de séduire un hypothétique électorat modéré effrayé par la perspective du retour au pouvoir de Donald Trump. Cette stratégie vieille comme le monde est de plus en plus contestée. Depuis son tournant droitier, Biden a subi une chute brutale de sa popularité, passant de 45 à 38 % dans le sondage mensuel de l’Associated Press.

En dépit de ses difficultés récurrentes, Joe Biden semble en passe d’imposer sa candidature au Parti pour 2024, faute d’alternative sérieuse. Le président sortant conserve l’appui des cadres et grands argentiers démocrates, convaincus qu’il représente leur meilleure option. Et pour l’aile gauche, Biden incarne encore un compromis acceptable comparé aux alternatives qui risqueraient d’émerger en cas de primaire ouverte. Sa vice-présidente Kamala Harris est dépourvue de toute habileté politique, au point d’inquiéter les dirigeants démocrates qui s’épanchent régulièrement dans la presse pour dénoncer son incompétence. Une candidature du néolibéral Pete Buttigieg, honni par le camp Sanders, serait ardemment combattue par la gauche démocrate. Et Biden a pris soin d’intégrer dans son équipe de précampagne les principaux challengers potentiels, que ce soient les gouverneurs en vue ou la progressiste Elizabeth Warren. Tant qu’elle refusera d’aller à l’affrontement, la gauche risque de se condamner à la figuration.