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AMERICA, revue de politique américaine.

Directeur de revue

Photo libre de droits. Lafayette College. Flickr

Le pays est en crise

Nous sommes le 15 juillet 1979. Jimmy Carter est au pouvoir depuis plus de deux ans. Le deuxième choc pétrolier frappe de plein fouet les Etats-Unis. Conséquence de la révolution iranienne, entre autres, le prix du baril a doublé et l’essence se fait rare. De nombreuses stations sont fermées dans le Nord-Est des États-Unis. Partout, on constate des files énormes devant les pompes qui disposent encore de carburant. Dans la région de New York, seule une station sur vingt est approvisionnée. Fin juin, des émeutes ont éclatées à Levittown en Pennsylvanie. Un barrage dressé par un groupe de camionneurs indépendants sur des voies rapides a tourné à l’affrontement avec la police. Une centaine de blessés a été dénombrée. L’état d’urgence a été déclaré pour deux jours. La côte de popularité du 39e président est au plus bas. 25%, c’est presque moins que Nixon au temps du Watergate. Cerise sur le gâteau, le sénateur Ted Kennedy le dépasse dans les sondages pour les primaires démocrates. Résultat : Carter abrège son déplacement à Vienne où il était en pourparlers avec Leonid Brejnev. Il doit aborder la crise énergétique une nouvelle fois.

Aller au fond du problème

Un autre discours sur l’inflation et la crise énergétique ? Les précédents n’ont rien donné. Un conseiller lui suggère de remettre la faute sur l’OPEP. Carter refuse. Il faut autre chose. Il faut aller au fond du problème. Pour se faire, Jimmy Carter choisit de se cloîtrer à Camp David pendant dix jours et d’y rencontrer plusieurs leaders religieux, des intellectuels, des gouverneurs, des entrepreneurs et des acteurs sociaux, pour préparer un autre type de discours. Qu’est-ce qui ne va pas, leur demande-t-il ? Les critiques sur sa présidence fusent. Certaines remarques concernent la société américaine dans sa globalité. De manière tout à fait étonnante, Carter se livre à un exercice d’introspection collectif. Le président n’est pas en réunion de crise, il effectue en réalité une véritable retraite spirituelle. Il lit beaucoup. Notamment « La culture du narcissisme » de l’historien Christopher Lasch et « Small is Beautiful » de l’économiste germano-britannique Ernst Friederich Schumacher. Si l’Amérique est en crise c’est parce que l’égoïsme aurait remplacé le sens de la communauté… Etonnés par la tournure des débats, plusieurs conseillers suggèrent toutefois de se concentrer uniquement sur le redressement de la situation économique du pays. Mais il ne les écoute pas. Quand il rentre à la Maison Blanche, le 39e président va se lancer dans une sorte de sermon télévisé. 65 millions d’Américains vont le regarder.

Une crise de confiance

8 longues minutes d’introduction permettent à Carter d’évoquer la longue réflexion qui l’anime depuis plusieurs jours. Puis, soudain, le président adopte un ton beaucoup plus direct. Il serre le poing et se met à marteler le point essentiel de son discours : « Toutes les lois du monde ne suffiront pas à régler ce qui ne va pas en Amérique ! Je veux vous parler de quelque chose de plus important encore que l’énergie ou l’inflation, je veux vous parler d’une menace fondamentale à la démocratie américaine : il y a une crise de confiance dans cette nation ! (Le discours s’intitule d’ailleurs A Crisis in Confidence.) » « Nous pouvons voir cette crise dans le doute grandissant sur le sens de nos vies. La diminution de notre confiance en l’avenir menace de détruire la structure sociale et politique de la société américaine. »

Rejeter le matérialisme

Carter aborde ensuite la question des valeurs morales. Il s’en prend notamment au consumérisme : « Il y a une crise de confiance en l’avenir mais il y a autre chose, nous rejetons également notre propre passé. Nous sommes une nation qui s’est construites sur les valeurs du travail, du sens de la communauté, de la famille et sur la croyance en Dieu. Trop de personnes valorisent l’égoïsme et la consommation. L’identité d’une personne n’est plus définie par ce qu’elle fait mais par ce qu’elle possède. Or nous le savons, amasser des biens n’arrive pas à combler le vide de l’existence. Pour la première fois dans l’histoire des États-Unis, une majorité d’Américains pensent que les cinq prochaines années seront pires que les cinq années précédentes. »

Et de rappeler toutes les épreuves récentes que l’Amérique a enduré, les assassinats politiques (John Fitzgerald Kennedy, Martin Luther King, Robert Kennedy), le retrait des troupes américaines du Vietnam, l’impeachment puis la démission de Richard Nixon.

Un discours surprenant

Pourquoi donc le président a-t-il jugé utile de se lancer dans une telle tirade morale ?

L’élément déclencheur de ce discours, semble-t-il, aurait été la conclusion d’une étude. Celle-ci indiquait que, pour la première fois de leur histoire, les Américains pensaient que les années à suivre ne seraient pas aussi belles que celles qu’ils venaient de vivre. C’est le cœur du rêve américain qui était touché. C’est sans doute pour cela que Carter est passé de l’évocation d’une crise économique à celle d’une crise de confiance en l’avenir.

Quant au ton très moralisateur de l’intervention télévisée, elle s’explique aisément par un fait établi : le 39ème président est un homme religieux. Si les téléspectateurs ont eu le sentiment que c’est un pasteur baptiste qui leur parlait, c’est parce qu’en 1966, juste après sa première défaite électorale, Jimmy Carter a mis la Bible au cœur de sa vie en devenant un born again christian. On notera que Carter est un président de contrastes, à la fois fiscalement plus à droite que son parti,  mais également plus anti-capitaliste que celui-ci.

Des réactions positives

Si le discours s’intitule bien « crise de confiance », le mot « malaise » n’a jamais été prononcé durant toute l’allocution. Carter a même gagné onze points de popularité dans les sondages d’opinion effectués le lendemain ! Du courrier est même arrivé en masse à la Maison Blanche dans le jours qui suivaient et la teneur des remarques était plutôt positive. Pourquoi considère-t-on alors que ce speech a provoqué la chute de Jimmy Carter ? Le malaise national arrive en réalité deux jours plus tard. Pour montrer qu’il tournait une page, pour que son discours se traduise dans les faits, Carter a pris une mesure radicale : le président a annoncé abruptement qu’il remerciait l’ensemble de son gouvernement. Séisme, confusion, panique, chaos, la presse a intitulé cet épisode « Armageddon ». Pour finir, cinq démissions seulement ont été retenues. Mais le mal était fait. L’impression du peuple américain a été que le président rejetait la faute sur ses collaborateurs. Ils y ont vu un déficit de leadership.

Les répercussions du « Malaise Speech »

La conséquence directe de ce discours fut la décision du sénateur Ted Kennedy d’entrer en campagne électorale contre son propre président. À ne pas en douter, il a jugé ce discours désastreux. En face, côté républicain, Ronald Reagan a commencé à se présenter comme le candidat de l’optimisme et d’une Amérique fière d’elle-même, une Amérique qui se voit comme « la ville de lumière sur la colline » de John Winthrop. « Je ne vois pas de malaise national. » déclare-t-il sur le sujet.

Quatre mois plus tard, la crise des otages en Iran achève la présidence de l’ex-gouverneur de Géorgie arrivé en janvier 1977 à Washington. Elle durera 444 jours. Une éternité. Carter n’est pas resté les bras ballants. Cependant, la mission Eagle Claw qu’il a approuvé pour sauver les otages retenus en Iran, était très périlleuse. Elle s’est soldé par huit morts côté américain. La suite est connue, Ronald Reagan triomphe en novembre 1980. Carter, lui, subi l’une des défaites les plus humiliantes de l’histoire des États-Unis.

Postérité

Des États-Unis en crise, une nation qui doit renouer avec ses valeurs fondamentale … Ce n’est pas sans rappeler la posture morale qu’a adopté Joe Biden durant la campagne présidentielle de 2020. Quant à l’injonction à moins consommer, ce passage fait beaucoup penser au discours porté aujourd’hui par la Représentante Alexandria Ocasio-Cortez. Dernière marque de son indépendance d’esprit, Jimmy Carter, champion d’une certaine austérité budgétaire, a révélé avoir voté pour Bernie Sanders et son programme Medicare for All par deux fois, en 2016 et en 2020.

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-> Aller plus loin

Thèmes abordés

  • La présidence de Jimmy Carter
  • L’Amérique après le Watergate
  • Le « malaise » des années 70
  • La crise des otages en Iran
  • Carter et les droits de l’homme
  • Le consumérisme en question
  • Énergie et dépendance aux hyrdocarbures
  • L’évangélisme aux Etats-Unis
  • L’Amérique en déclin ?
  • Ronald Reagan contre Jimmy Carter
  • Le leadership moral des USA dans le monde
  • Jimmy Carter et la gauche américaine aujourd’hui

Sources

  • JANSON Donald, « Rioting follows Protests by Truckers in Levittown, Pa », The New York Times, June 26, 1979.
  • MATTSON Kevin, « Crisis of Confidence », Slate, October 22, 2021.
  • MATTSON Kevin, « A Politics of National Sacrifice », Prospect.org, March 23, 2009.
  • SWARTZ David, « Revisiting Jimmy Carter’s Truth-Telling Sermons to Americans », The Conversation, July 13, 2018.
  • FRENCH David, « The Wisdom and Prophecy of Carter’s ‘Malaise’ Speech », The New York Times, February 23, 2023.
  • SHRIBMAN David, « The Meaning of Jimmy Carter’s ‘Malaise’ Speech », The Boston Globe, July 15, 2019.
  • « Jimmy Carter », American Experience – The Presidents, PBS.
  • « President Jimmy Carter’s Crisis of Confidence Speech, July 15, 1979 », Miller Center of Public Affairs, University of Virginia.
  • RetroReport (video), « Jimmy Carter and the Rise of the Evangelical Voters ».