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Journaliste freelance, spécialiste des États-Unis.

Photo libre de droits. Tim Reckmann.

C’était l’effervescence sur les réseaux sociaux ce mercredi 9 février 2023 après la publication d’un article de Seymour Hersh sur la plateforme de newsletter Substack mettant en cause les États-Unis dans l’attaque contre les gazoducs Nordstream 1 et 2 ayant eu lieu à la fin du mois de septembre 2022.

Le célèbre journaliste d’investigation américain affirme que la Maison Blanche a mis en œuvre leur destruction, avec l’aide de la Norvège. Selon lui, les États-Unis auraient commencé la planification de l’opération en décembre 2021 et profité d’un exercice annuel de l’OTAN – BALTOPS 22 qui s’est déroulé entre le 5 et le 17 juin 2022 en mer Baltique – pour disposer les explosifs sous les infrastructures afin de déclencher leur explosion plus tard dans la même année. L’objectif de l’opération aurait été de couper l’approvisionnement en gaz russe peu coûteux de l’Europe pour mettre fin aux moyens de pressions du Kremlin – qui venait d’envahir quelques mois plus tôt l’Ukraine – sur le Vieux Continent et notamment l’Allemagne.

Ce travail, s’il venait à être reconnu comme fiable et véridique, provoquerait beaucoup de remous et refroidirait probablement les relations trans-Atlantique. Mais ce dernier doit être pris avec beaucoup de recul et des pincettes car la réputation de Seymour Hersh s’est considérablement dégradée ces dernières années.

Un journaliste réputé puis décrié

Seymour Hersh, est un spécialiste des affaires militaires, des guerres et des services de renseignements qui a été récompensé en 1970 par un prix Pulitzer pour avoir révélé le massacre commis par l’armée américaine à Mỹ Lai au Vietnam en 1968 – parfois décrit comme l’épisode le plus choquant de la seconde guerre d’Indochine – qui a coûté la vie de plus de 300 civils. Longtemps considéré comme l’un des plus brillants journalistes d’investigation de sa génération aux États-Unis et dans le monde, il est aussi à l’origine de la révélation d’autres scandales majeurs comme celui du programme de torture mis en place par l’armée américaine dans la prison d’Abu Ghraib, proche de Bagdad, lors de la guerre en Irak. Son travail et son glorieux CV ont donc fait de lui un homme célèbre et une source d’inspiration pour bon nombres de ses pairs, à tel point qu’il se murmure même que la NSA le gardait à l’œil dans les années 1970.

Mais Seymour Hersh n’est plus, depuis un certain temps déjà, celui qu’il a pu être auparavant. Les articles qu’il a signé à partir des années 2010 n’ont pas rencontré le même accueil qu’à l’époque, bien au contraire. La fiabilité d’Hersh a très largement été remise en cause, tout comme ses méthodes de travail. Il lui est reproché notamment d’avoir revu à la baisse ses exigences journalistiques. Son manque de rigueur a notamment été pointé du doigt à plusieurs reprises par plusieurs grands médias américains au cours des dernières années. En effet, plusieurs de ces « révélations » récentes ne remplissaient pas les standards de l’investigation notamment à cause de sa propension à construire ses récits autour de sources douteuses, parfois unique, et à faire preuve d’incohérences voir parfois même de complotisme. Ce fut notamment le cas pour son travail autour de la capture et la mort du chef d’Al Qaida, Oussama Ben Laden, dans lequel il remettait en cause la version officielle en affirmant par exemple que l’opération s’était déroulée avec l’aval du Pakistan, contrairement à la version de la Maison Blanche. Ce qui n’a jamais pu être prouvé et a été très critiqué. Ce fut le cas aussi pour ses travaux sur la guerre en Syrie dans lesquels Seymour Hersh s’est tristement illustré en reprenant les éléments de langage du régime de Damas voir du Kremlin et en affirmant que Bachar al-Assad n’avait pas orchestré d’attaques chimiques contre sa population. Un récit bancal contredit par le travail d’autres journalistes d’investigation ou encore l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC).

Nordstream : une prise de recul nécessaire

Au vu de la fin de carrière de Seymour Hersh, et malgré son passé glorieux de journaliste, il est difficile aujourd’hui de prendre cette nouvelle révélation pour argent comptant. La destruction des gazoducs Nordstream 1 et 2 est une zone grise et plusieurs enquêtes sont en cours dans différents pays européens. Les conclusions de celles-ci n’ont pas encore été rendues et peu d’éléments ont filtré dans les journaux. Le Washington Post a cependant pu obtenir quelques informations en interrogeant, sous couverts d’anonymat, plusieurs officiels occidentaux, américains inclus, travaillant actuellement à la résolution de cette énigme. D’après l’article, aucune réponse définitive sur l’origine de ses explosions ne peut être apportée et aucune preuve de l’implication de la Russie n’a pu être trouvée pour le moment. A sa lecture, on comprend que le flou persiste au sein même des agences de renseignements.

L’article de Seymour Hersh pose quant à lui au moins trois questions. La première étant liée à sa publication sur Substack, une plateforme de newsletters. Comment se fait-ce qu’aucun média n’ait été intéressé par celui-ci ? Les journaux américains se seraient probablement battus pour obtenir l’exclusivité d’un tel scoop et l’auteur a suffisamment de contacts dans le milieu pour les approcher. Deux hypothèses : soit il s’agit simplement d’une volonté de l’auteur, soit son travail n’est pas assez fiable pour être mis à la Une d’un grand quotidien américain. La seconde est liée au contenu de l’article. En effet la révélation de Hersh ne repose que sur une seule et unique source dont on ne sait absolument rien, ce qui est bien trop peu pour accorder une confiance aveugle à ses dires. La multiplication des sources crédibles, l’un des piliers du journalisme d’investigation, est particulièrement essentielle lorsqu’il s’agit d’affaires aussi sensibles que celle qui est traitée ici. Comment peut-il se contenter de si peu ? Enfin, la troisième est la non reprise de cette « information » par les médias américains les plus réputés. Une révélation de cette ampleur est très vite à la Une des journaux télévisés et papiers or cela n’a pas été le cas cette fois-ci. Le signe d’une certaine méfiance ?

En conclusion, nous n’avons guère plus de certitudes aujourd’hui malgré la parution de cet article. Le meilleur conseil qui puisse être prodiguer est d’attendre les enquêtes journalistiques qui découleront de cette « révélation » pour déterminer s’il est digne d’intérêt. Pour l’heure, l’extrême prudence est de mise car la crédibilité de Seymour Hersh a été de nombreuses fois entachée au cours des dix dernières années. Bien que cela n’ait que peu d’impact et d’importance dans de pareilles circonstances, il est aussi à noter que les portes paroles du Conseil de Sécurité Nationale et de la CIA ont fermement réfuté ses affirmations.