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Charles Voisin est journaliste et auteur. Créateur de la Revue America, il commente régulièrement la politique intérieure américaine pour de nombreux médias depuis 2012. Il a publié « Bernie Sanders : Quand la gauche se réveille aux États-Unis » (VA Press, 2020). Il commente également la rivalité USA-Chine sur son blog : Indopacifique.fr.
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Article publié initialement sur Indopacifique.fr en avril 2021.
Build Back Better
Premièrement, L’Innovation and Competition Act qui est l’équivalent du Made In China 2025 est passé haut-la-main au Sénat jeudi dernier, réunissant, chose rarissime, républicains et démocrates sur un même vote. Le plan prévoit environ 200 milliards en R&D pour les secteurs clés de haute technologie : IA, robotique, superordinateurs, etc. ainsi que 50 milliards pour l’industrie des microprocesseurs.
Deuxièmement, B3W ou Build Back Better World a été annoncé au G7 ce dimanche. B3W est destiné à concurrencer les Nouvelles routes de la soie dévoilées par Xi Jinping en 2013. La Fact Sheet de la Maison Blanche annonce l’ambition américaine : récolter des centaines de milliards de dollars pour financer de grands projets d’infrastructure dans les pays à bas et moyens revenus.
À bien y regarder, la rivalité stratégique avec la Chine est une aubaine pour un président qui souhaite être obtenir les moyens financiers d’engager les États-Unis dans de grands plans tels que le New Deal de Franklin Delano Roosevelt. Cette rivalité lui permet d’avoir les républicains trumpistes « anti-Chine » avec lui, alors que leur parti est habituellement très réticent à voter en faveur des grands plans d’investissements ou de relance voulus par les démocrates, d’autant plus si ces votes sont réclamés par la gauche, notamment Alexandria Ocasio-Cortez et ses alliées de la Chambre.
Affronter les autocrates
Biden aime présenter la rivalité entre puissances comme celle des « démocraties contre les autocraties »
Le 28 avril, lors de son discours au Congrès, il le clame haut et fort : « Le futur n’appartient pas aux autocrates. L’Amérique gagnera (la bataille) du 21e siècle. » Réaction à Pékin du porte-parole du ministère des affaires étrangères : « Les USA manquent de confiance en eux. Ils devraient mettre leur rancœur derrière eux et voir le développement de la Chine avec un esprit rationnel et apaisé. ». Xi Jinping, quant à lui, se serait exprimé d’une manière analogue (bien que fort disctincte à bien y regarder) en meetings politiques privés : « L’Occident est sur le déclin. L’Orient est en pleine ascension. » Pour lui, les choses sont claires : la Chine sera la première puissance mondiale d’ici 2049, la date anniversaire de l’indépendance de la République Populaire de Chine.
Là aussi, Biden fait d’une pierre deux coups, encore une fois c’est son agenda international qui sert sa politique intérieure. Parler de démocratie, c’est clairement un moyen de montrer que Trump était une parenthèse et que la démocratie américaine est de retour après le choc de l’invasion du Capitole il y a à peine 6 mois. Si Joe Biden remet la démocratie américaine en route, l’autocrate visé n’est pas que Xi Jinping, c’est aussi et surtout Donald Trump.
Un volte-face inattendu
En fait, Joe Biden, bien que moins démonstratif que son prédécesseur, est tout autant obsédé par la menace stratégique que pose l’empire du milieu. L’autre autocrate, Vladimir Poutine, n’étant considéré par Washington que comme un perturbateur à garder à l’œil. Bien sûr, Joe met davantage l’accent sur les droits de l’homme, thème totalement oblitéré par Trump. Son secrétaire d’État, Antony Blinken, a même qualifié de génocide l’internement massif de la population ouïghoure au Xinjiang, juste avant de prêter serment.
Ainsi, Biden prolonge la guerre commerciale engagée par Donald Trump qui, en fin de comptes, lui a rendu un beau service : il a fait le sale boulot. Huawei est toujours sur liste noire. L’administration Biden a même ajouté plusieurs nouvelles entreprises sur la fameuse « entity list ». D’aucuns considèrent que l’ajout sur cette liste d’entités représentant un danger pour la sécurité nationale des États-Unis est un quasi-arrêt de mort pour Huawei qui doit se passer de toute technologie non seulement américaine, comme Android, l’OS de Google, mais aussi taïwanaise comme les puces dernier cri de TSMC.
Qui l’eût cru ?
Joe Biden contre Xi Jinping ? Qui aurait pu s’en douter ? Il faut dire que le match n’a pas été annoncé depuis très longtemps. Peut-être seulement depuis que le locataire de la Maison Blanche a choisi pour entamer sa présidence de rencontrer en premier lieu les leaders de la Corée et du Japon.
Car, en regardant dans le rétro, on s’aperçoit vite que l’actuel président n’a pas toujours été convaincu par le défi que représente la puissance chinoise. Ainsi, en mai 2019, avant les premiers débats démocrates, Joe Biden était complétement ignorant sur la rivalité stratégique que pose la Chine. Extrait choisi : « La Chine, une rivale ? Comment ? Ils ne savent même pas comment ils vont régler … »
Avant de faire volte-face huit mois plus tard, et d’en faire trop, comme Trump : « Xi Jinping est un voyou ! ».
C’est tout de même étonnant d’avoir été aveuglé à ce point sur une question aussi cruciale. Comment cela se fait-il ? Il suffisait de regarder les courbes des deux pays. En 2000, la Chine pesait 10% du PIB américain. En 2020 : 65% ! Inutile de faire l’ENA (ou Harvard d’ailleurs) pour comprendre qu’en 2040, les États-Unis pourraient être numéro 2. Biden était au faîte du pouvoir pendant 30 ans (prés. de la commission des affaires étrangère du Sénat, vice-président en même temps que Xi). Probablement que jusqu’à présent, pour Biden, la « question de la Chine » n’était peut-être jusque-là qu’un conflit local, celui de la Mer de Chine.
Reste un fait, assez remarquable : en très peu de temps, l’Empire du milieu est passé de la dernière à la première des priorités de Joe Biden. Du fameux « la Chine n’est pas à la hauteur en termes de compétition », le refrain du président est devenu « si l’on ne fait rien, la Chine va nous dépasser » (l’expression anglaise est très imagée : China will eat our lunch).
Obsession non partagée
Si les USA veulent rester numéro 1 au XXIe siècle, l’UE, elle, souhaite avant tout bien s’entendre avec les deux premières puissances économiques et, logiquement, ne pas être prise en sandwich dans la rivalité USA-Chine. Voilà pourquoi Emmanuel Macron et Angela Merkel ont rejeté d’inclure la Chine à l’agenda de l’OTAN. Du moins, si le communiqué de l’Alliance mentionne le « comportement coercitif » de la Chine, les déclarations verbales des deux leaders disaient tout autre chose.
L’UE ne veut ni payer pour le pivot américain en Asie ni s’engager dans un bras de fer avec Pékin. Et pourtant. Peut-elle vraiment dire non aux États-Unis ? Face aux pressions exercées par le Département d’État, Berlin et Paris ont, dans les faits, barrés la route à Huawei pour leurs futurs équipements 5G. L’ex-secrétaire d’État américain Mike Pompeo a « demandé » au Premier ministre néerlandais Mark Rutte qu’ASML, le leader mondial de la lithographie extrême ultraviolets (cruciale dans l’industrie des semi-conducteurs) n’exporte pas sa technologie au chinois SMIC, et la précieuse machine d’une valeur de 150 millions de dollars ne fut jamais livrée.
La grande compétition
Et maintenant ?
L’Amérique de Joe Biden est repartie, certes. Mais son propre plan de relance des infrastructures américaines par exemple doit être approuvé par le Sénat à la majorité des 3/5e. La Chine, elle, n’a pas à se soucier des divisions bipartisanes et dudit filibuster (obstruction parlementaire difficile à contourner) qui pourrait faire capoter ses projets rooseveltiens.
À l’heure où le président américain demande aux 1% de payer leur juste part d’impôts, Xi Jinping envoie les milliardaires chinois gênants en stage forcé de rééducation politique pour plusieurs mois. Si, comme l’a fait remarqué Biden, les autocrates du monde entier pensent que depuis l’assaut du Capitole, « le soleil se couche sur la démocratie américaine », un éventuel rejet du grand plan de relance consacré aux infrastructures par le Sénat, pourrait leur donner raison.
Depuis l’élection de Barack Obama, Pékin a sorti de terre le plus grand réseau de train à grande vitesse au monde. Sa taille ? Quatre fois la distance entre New York et Los Angeles. Pour gagner cette « compétition acharnée » (extreme competition, les propres termes de la Maison Blanche), il n’est pas trop tard mais Washington doit se réveiller.