1. America First et l’affaire du sang contaminé
Des trois dernières campagnes présidentielles de Donald Trump, la dernière fut de loin la plus virulente. C’est un euphémisme. Et pour cause, « TRUMP 2024 » restera à jamais la campagne au cours de laquelle le prochain président américain s’est intéressé avec inquiétude de la pureté du sang de ses concitoyens américains. Est-il sain ? Y a-t-il un problème ? Oui. Il est contaminé. Il est même « détruit et empoisonné » selon l’ex-président qui s’en est ouvert pour la première fois en septembre 2023 dans sa demeure de Mar-a-Lago auprès de Raheem Kassam, directeur et présentateur de l’émission conservatrice The National Pulse. Il est « empoisonné par des étrangers », « des millions de criminels » qui passent la frontière sud selon lui. « Les migrants empoisonnent le sang de notre nation », rage-t-il encore dans ses meetings de décembre au New Hampshire puis en Iowa.
Par la suite, dans l’émission de Hugh Hewitt, associant migrants et criminels endurcis, tel que pouvait le faire Cesare Lombroso au XIX siècle, Trump se plaindra des « mauvais gènes » présents aux Etats-Unis. Au débat présidentiel enfin, face à Kamala Harris, qu’il qualifiera plus tard de débile mentale « depuis la naissance » (pour un eugéniste convaincu, cela a toute son importance) et dont il déplora « le faible quotient intellectuel » (précisons que l’extrême droite est obsédée par le QI qu’elle croit inférieur chez les personnes de couleur), Trump parlera de migrants haïtiens de Springfield qui kidnappent les animaux de compagnie des honnêtes citoyens pour les manger, autre sujet de préoccupation du président. Une fake news utilisée qui se révélera être la création d’un groupuscule néonazi de l’Ohio nommé The Blood Tribe. Bref, si en 2016, Le Complot contre l’Amérique, la dystopie de Philip Roth était « a bit too far fetched », trop tiré par les cheveux, huit ans plus tard, on y est.
Par ces paroles glaçantes, prononcées pour la première fois en public au New Hampshire à la fin de l’année 2023 et répétées sans honte une douzaine de fois par la suite, associées aux autres propos rapportés par son ex-chef de cabinet John Kelly (« Hitler a fait de bonnes choses. Il a remis l’économie en marche »), le monde entier découvre le vrai visage de Donald Trump, et par là-même, la vraie nature du mouvement America First. Remarque importante : en janvier 2025 Trump ne sera pas le premier eugéniste à accéder à la présidence. En effet, Teddy Roosevelt et Calvin Coolidge étaient également des eugénistes convaincus. Il faut donc préciser les choses : Trump sera le premier président eugéniste à entrer à la Maison Blanche … après l’Holocauste. Il n’a pas l’excuse de ne pas savoir où ces idées peuvent mener. Il le sait probablement très bien. La nuance est de taille. On peut toujours objecter que, jusqu’à présent, Trump n’a recommandé l’euthanasie de personne. Or, là aussi, il convient d’avoir l’estomac bien accroché. Depuis cet été, le public américain est au courant que le futur 47e président a très exactement conseillé par deux fois à son neveu Fred Trump (troisième du nom) de « laisser mourir » son fils porteur d’un handicap grave.
2. America First : l’aveuglement collectif
Vous n’aviez pas connaissance de ses propos ? Votre cas est tristement banal. Les propos racistes de Donald Trump sont rarement épinglés. Peu de gens les connaissent. Qui sait que Trump a chanté les louages d’Adolf Hitler en privé ? Qui sait qu’il a déclaré que les Noirs étaient paresseux par nature ? Qu’il s’est enorgueilli d’avoir de « l’excellent sang allemand » devant Angela Merkel ? Qu’il fait référence aux « bons gènes du Minnesota », Etat à forte population d’origine scandinave et à « la bonne lignée » d’Henry Ford, eugéniste et antisémite notoire, depuis 2020 déjà ? Le racisme du président serait une affaire d’opinion, un parti pris des médias, une lubie des commentateurs politiques et de l’extrême gauche. Et pourtant. Les journalistes sont bien prudents. Ils se contentent généralement de dire « Trump vient de faire un appel du pied à l’extrême droite » quand il le faut. En vérité, en 2024, cette demi-vérité ne tient plus. Avec ses diatribes sur le sang américain empoisonné par les migrants, d’un côté, son assimilation systématique des migrants aux pires criminels qui soient, de l’autre, ses propos sont devenus très difficiles à distinguer des discours tenus par David Duke, l’ex-Grand sorcier du KKK, bénéficiaire du titre peu enviable de « l’individu le plus raciste des Etats-Unis », qui depuis plusieurs décennies maintenant se contente bien sagement, selon ses propres déclarations, de lutter pour les droits civiques des Blancs en Amérique. Le slogan de Trump est exactement le même que celui qu’utilise Duke depuis les années 1990 : « America First ». Ce n’est pas un hasard.
3. America First : un slogan suprémaciste
Comparer Donald Trump à Adolf Hitler ou à Benito Mussolini n’a strictement aucun sens et n’en aura jamais. Une fois que cela est dit et répété, ce fait, cette peur de tomber à pieds joints dans le point Godwin (ce moment d’une conversation où un interlocuteur supprime tout possibilité de débat en qualifiant une personnalité politique de fasciste), nous a probablement empêchés d’être clairvoyants quant aux convictions personnelles de Donald Trump. Si en 2016, Trump se contentait de faire des appels du pied à l’extrême droite, huit ans plus tard, par ses propos publics, il a effectivement endossé le rôle de chef de file des suprémacistes blancs américains. Voilà une réalité bien difficile à admettre. Les journalistes américains ont directement fait le lien avec le contenu de Mein Kampf, mais aucun n’oserait parler de « far right president ». Pour les Américains, l’extrême droite n’existe qu’en Europe. Ici pourtant, depuis quelques décennies, plus personne ne parle de sang empoisonné ni de mauvais gènes devant de larges publics. Difficile de se regarder dans la glace.
Bien plus que Make America Great Again qui n’est qu’un simple slogan, America First est le pilier qui guide l’action de l’administration Trump. À ce titre, il est crucial de s’y attarder. Clarifier sa signification c’est retracer l’histoire d’une lourde méprise. Le slogan America First n’a jamais été une simple formule nationaliste, il n’a jamais servi uniquement à caractériser une politique étrangère de type isolationniste, une économie protectionniste. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder dans le rétroviseur : depuis les années quarante, les grandes personnalités politiques américaines qui ont adopté ce slogan ont tous été eugénistes, ils ont tous évoqués la personnalité d’Adolf Hitler ou les politiques du troisième Reich en des termes favorables : l’aviateur Charles Lindbergh, l’ex-leader du Ku Klux Klan David Duke, le démagogue conservateur Pat Buchanan, le youtoubeur antisémite Nick Fuentes… Ce n’est un secret pour personne, l’histoire du mouvement America First et l’histoire du suprémacisme blanc aux Etats-Unis se confondent.
4. America First : histoire d’une embrouille
Et pourtant, Trump a réussi à semer le doute. En 2016, Trump explique au New York Times qu’il utilise l’expression d’une façon toute neuve et moderne. Il cherche de la sorte à se dissocier du lourd passif associé à ce slogan. Il explique qu’il veut faire payer les autres pays pour le parapluie américain et que son slogan est juste un marketing électoral vendeur pour sa politique étrangère. En somme, America first serait simplement un slogan patriotique ou encore nationaliste. Pourquoi y voir quelque chose de mal si le president elect lui-même se distancie des controverses associées à ce slogan ? Le New York Times n’approfondit pas. Tant pis si ce slogan est une formule qui appartient à l’extrême droite depuis 75 ans, tant pis si la dernière fois qu’il a été utilisé, c’était par un politicien négationniste (Pat Buchanan) et la fois d’avant par un aviateur antisémite admirateur d’Adolf Hitler, partisan des théories eugénistes.
Cette méprise s’explique. Elle a eu lieu parce qu’en 2016 et en 2020, Donald Trump était plus prudent. Il n’était pas aussi explicite (il ne tenait alors aucun propos eugéniste) et les leaders de son parti, pourtant alarmistes au tout début, n’ont plus été très regardants dès que le magnat de l’immobilier newyorkais les a doublés. Le doute était permis, malgré le lourd passif de ce slogan, malgré cette vieille histoire sur les discours d’Hitler que Trump avait avoué détenir chez lui au début des années quatre-vingt dix. Trump en a bénéficié. Aujourd’hui, depuis les révélations de John Kelly et depuis cette campagne aux accents eugénistes particulièrement marqués, voici que Trump a publiquement rejoint ce club aux idées politiques très particulières. En outre, le 45e et 47e président des Etats-Unis ne renie aucunement ces propos. Bien au contraire, en meeting, en radio, sur les réseaux sociaux, il les répète, il les assume. Trump ne peut probablement pas tuer quelqu’un en pleine rue et s’en sortir allégrement sans ennuis comme il le clame, mais il peut certainement citer Adolf Hitler dans le texte et être largement réélu. Conforté par sa popularité et par le verdict des urnes, Trump peut tenir un discours suprémaciste au grand jour sans craindre de sanction, ni même de désapprobation de la part de ses électeurs. La dissimulation a vécu.
5. America First : comment utiliser l’expression ?
Aussi, puisque Trump ne dissimule plus ses convictions, il est important de reconnaître notre erreur et de ne plus associer l’expression America First à la politique internationale. Voulez-vous vraiment connaître la politique étrangère de Charles Lindbergh, celle de David Duke, celle de Pat Buchanan et de Nick Fuentes ? Pour tous ces leaders politiques, America First n’a jamais été qu’un synonyme à peine dissimulé de White Power. Sans évoquer l’antisémitisme de ce mouvement. David Duke et Nicholas Fuentes se retrouvent à l’occasion dans des manifestations pro-Hamas. Quant à Pat Buchanan, sous Reagan il s’échinait à contrer les nazis hunters de l’administration américaine pour éviter l’extradition des responsables du 3e Reich. Voilà ce qu’est une politique étrangère America First.
Toujours sceptique ? Lisez Aviation, Geography and Race de Charles Lindbergh, il s’agit de son manifeste isolationniste publié en 1939 dans le Reader’s Digest juste après l’invasion de la Pologne. La politique étrangère de Lindbergh consiste à faire la paix avec Hitler pour « éviter un suicide racial » mais aussi « ériger une muraille (avec les pays arabes, asiatiques et africains) pour protéger la race blanche » et éviter de la sorte « la dilution par du sang inférieur » … Tiens, on retrouve l’eugénisme du futur 47e président des Etats-Unis. America First est un slogan d’extrême droite. Il ne s’agit pas d’unilatéralisme ou de protectionnisme américain. Evitons à tout prix de le banaliser.